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Fidèles à leur tradition d’intertextualité (Peyron, D., 2008) et d’auto-documentation, les digiborigènes ont tôt fait de repérer un type de comportement dans leurs groupes en ligne. L’habitude a été prise d’appeler troll toute personne et tout message dont le but est de provoquer le plus grand désagrément aux autres.

Le troll est une figure centrale de la culture numérique. Schopenhauer et son Art d’avoir toujours raison a été érigé Grand Ancêtre de Tous les Trolls. Les trolls ont été étiquetés et classifié par les anthropologues amateurs de l’Internet. Des recommandations ont tété formulées (ne nourrissez pas le troll !), les histoires les plus fameuses récoltées et racontées au coin des feux  numériques.

Le Troll, destructeur de mondes

Le Troll est une figure de la destructivité dans les groupes. Il est la bouche avide de toujours plus de discussions. Mais les discussions qu’il provoque sont particulières. Lui seul en profite. Tel le géant Antée qui devenait plus fort à chaque fois qu’il touchait le sol, le Troll devient plus puissant a chaque fois qu’il touche une nouvelle polémique. Plus le Troll grandit, plus le groupe s’affaiblit. Le Troll transforme la nourriture des groupes en ligne en un poison : la conversation tue la conversation, le lien attaque le lien.

Le Troll est thanatophoros (Diet, E., 1996) porteur de la pulsion de mort. Il est un persécuteur qui se présente comme un persécuté. Il retourne tout : le privé en public, le public en privé, le vrai en faux, le faux en vrai. Il est celui qui met en échec les potentialités créatrices de tout groupement. Il procède de deux manières : il pousse les idéologies à leur comble, jusqu’à ce que plus aucun interstice ne puisse exister. Le groupe étouffe alors littéralement sous ses propres idéaux. La seconde stratégie relationnelle est de mettre en place un contrat paradoxal : discuter avec le Troll, c’est transgresser la règle commune “ne nourrissez pas le troll”. Ne pas discuter avec lui, c’est transgresser l’idéal d’égalité et de partage des groupes en ligne.

Fonctionnant dans l’ombre, il ne permet pas au groupe de s’organiser contre lui. Le troll est un parmi d’autres, et il avance, comme tous, son désir de bien faire, masquant dans le même mouvement que c’est un désir de bien faire le mal. Tout groupe fonctionne avec l’imaginaire d’un extérieur menaçant et d’un intérieur sécure. C’est cette articulation première que le troll met en danger. Le mal n’est pas au dehors. Il est au dedans. Il faut le reconnaitre et épurer le groupe. Il est l’investigateur d’une culture de paranoïa dans laquelle chacun est possiblement coupable

L’issue pour un groupe aux prises avec un troll est toujours difficile. Elle passe parfois par le fait que quelqu’un accepte d’être porte parole d’une violence qui devient alors fondatrice. Par exemple, lorsque Mr Bungle met à mal Lambda Moo, les tergiversations s’arrêtent uniquement parce que un ancien wizard prend sur lui d’exécuter la peine capitale à laquelle toute le monde pense. Cette exécution prend une valeur rituelle. Elle permet le réenchantement du monte, c’est à dire le retour des wizards et  la mise en place de nouveaux dispositifs régulant la vie sociale du MUD. Le thanatophore a été transformé par cet acte de violence fondamentale en un bouc émissaire (Girard, R., 1982).

le Troll, inventeur de mondes

Les trolls n’ont pas seulement une fonction disruptive. Biela Coleman a rapproché le hacker du troll en montrant que tous les deux ont à faire avec le bricolage et le détournement. Elle défini le troll comme “une classe de geek dont la raison d’être est de se livrer à des actes de moqueries impitoyables ou des plaisanteries douteuses”. Elle rappelle que le spectacle des trolls contribue à faire de l’Internet un espace public. Ils sont des agents de culture parce que leurs actes mettent en évidence que comme tout espace public, les relations que l’on y noue peuvent être risquées. Les trolls seraient donc des agents édifiants : ils alarment le public et suscitent la mise en place de systèmes de protection. Elle n’hésite pas a rapprocher les trolls d’une figure très importante dans le folklore américain : le trickster.

Trolls et tricksters sont des spécialistes du mensonge, du vol, de la tromperie, du meurtre, et de la destruction. Mais ce sont aussi des porte-culture car leurs mensonges et leurs destructions “contribuent à perturber les catégories établies de la vérité et de la propriété et, ce faisant, à ouvrir la voie à de nouveaux mondes possibles” (Hyde, L., Trickster Makes this World)

Dans cette optique, le troll est un articulateur. Il fabrique, il joint, il adapte. Son industrie s’étend des objets qu’il invente au langage dont il sait si bien faire jouer les articulations pour mentir, tromper, pousser les limites de la pensée ou encore reconstruire l’harmonie du monde :

« Lorsque nous avons oublié que nous participons de la construction du monde, et que nous sont devenus esclaves de formes laissés par les morts, alors un rusé artisan (« artus-worker ») peut apparaitre, effacer les vieilles frontières de façon si totale qu’aucun interdit ne subsiste et que la création doit repartir de zéro, ou parfois il peut juste desserrer les anciennes liaisons, graisser les articulations afin qu’elles puissent jouer ou les ouvrir afin que le commerce puisse apparaitre là ou « les règles » l’interdisait. En somme, lorsque la forme de la culture devient un piège, l’esprit du trickser nous dirige cers des changements profonds afin de rendre à nouveau la possibilité du jeu avec les articulations de la création, la possibilité de l’art » (Hyde, L., Trickster Makes this World)

 

 

La frontière entre le troll trickster et le troll destructeur n’est cependant pas étanche. La création va toujours avec une forme de destruction et de déliaison. La mise en jeu de l’infantile du troll trickster peut tout a fait provoquer des destructions graves comme le montre bien l’histoire de Comunitree. Des rêveurs et des idéalistes avaient établi dans le cyberespace une communauté dans laquelle la liberté de parole était la règle absolue. Sous l’égide de l’imaginaire de l’Arbre, chaque membre pouvait créer une branche abritant des conversations. L’arbre était si bon qu’il vint à l’idée des membres de Communitree de le partager avec des enfants. Communitree s’ouvre alors aux collégiens américains qui y accèdent a partir des laboratoires d’informatique de leurs écoles. La communauté sera détruite en quelques semaines, submergée par les blagues scatologiques et sexuelles des enfants. Elle sera incapable de mettre en place des systèmes de protection et de formation des nouveaux venus à la culture du groupe. Elle le paiera de sa disparition.

Il faut du chaos pour accoucher d’une étoile qui danse” disait Nietzsche. Cela reste vrai pour les cieux numériques.