La longue traque a commencé en 1995. Depuis l’ile de Manhattan, le docteur Yvan Golberg avait lancé une première note dans le cyberespace. Le phénomène n’ayant encore jamais été observé, il lui revenait le droit de le nommer. Il l’appela IAD, trois lettres pour décrire platement ce qui allait devenir les 20 années suivantes une des questions chaudes de la psychologie. L’Internet Addiction Disorder été né, et avec lui, une des plus longues traques de la psychologue.

En 1996, le phénomène est repéré par une psychologue américaine, Kimberley Young. Elle en donne une description au congrès annuel de l’American Psychological Association. Elle décrit “l’émergence d’une nouvelle pathologie” qu’elle nomme Internet Addiction. Elle reprend sous ce chapeau des observations indiquant que des personnes pouvaient être addictes à l’internet comme d’autres pouvaient être addicts à des drogues. Elle adapte les critères du jeu pathologique du DSM-IV pour construire un sondage proposé 396 dépendants à l’internet qu’elle compare à 100 non-dépendants. Elle trouve des différences entre les différents groupes

L’article de Kimberley Young condense une série de préoccupations des psychologues autour de l’Internet. Celles-ci vont croitre avec le développement du réseau. Au départ, les problèmes étaient limités a un nombre restreint de personnes. L’accès personnel au réseau Internet était encore rare et il concernait plutôt des universitaires ou des cadres d’entreprise. La démocratisation du réseau va donner au phénomène l’aspect d’une épidémie, et les recherches vont se multiplier. L’intéret d’un nombre de plus en plus important de chercheurs produisait une accumulation des recherches. L’Internet Addiction Disorder était le témoin de l’excitation d’une communauté de recherche autour de ce travail

En 2009 le volume des études est suffisant pour faire une métasynthèse. Une métasynthèse est une ressentions des travaux faits dans un domaine donné. Elle procède par accumulation et déconstruction afin de faire apparaitre des éléments qui étaient encore insuffisamment pris en compte. Dans le domaine de l’addiction à l’Internet et aux jeux vidéo, ce travail est particuièrement bienvenu.

La métasynthèse se donne pour objet d’examiner les aspects de l’addition à l’Internet, la manière dont elle a été mesurée et les méthodes d’analyse qui ont été utilisés. Les conclusions sont assez sévères. Une dizaine d’années d’études n’ont pas permis la construction d’un espace méthodologique cohérant et satisfaisant : « Les analyses montrent que les études précédentes ont utilisé des critères inconsistants pour définir les addicts à l’Internet, appliqué des méthodes de recrutement qui peuvent causer de sérieux biais d’échantillonnage, et examiné les données en utilisant préférentiellement des techniques d’analyse exploratoires plutôt que confirmatoire pour enquêter sur le degré d’association plutôt que les relations de causalité entre les variables. »

Plus récemment Griffiths et Kuss ont donné une revue systématique des recherches empiriques sur la dépendance aux jeux vidéo sur Internet <ref>. Ils arrivent à des conclusions similaires. D’abord, ils constatent qu’il est difficile de comparer les résultats des études parce que les auteurs ne mentionnent pas le type de jeu étudié. Or, le démineur, Skyrim, Minecraft ou World of Warcraft nécessitent des habilités et des compétences différentes. Ensuite, les facteurs culturels et sociaux sont également à prendre en compte. L’internationalisation de la recherche a considérablement étendu les sphères culturelles considérées. Or, le jeu en Asie du Sud-Est n’est certainement pas exactement le même sens et les même fonctions que jouer en Occident. Les instruments d’évaluation sont également disparates, et beaucoup n’ont pas été validés. Les échantillons sont aussi non-représentatifs, auto-sélectionnés, et de petites tailles finissent par rendre impossible toute comparaison des résultats.

Devant tant de biais, Griffiths et Kuss font une recommandation : « Les futurs chercheurs sont priés de ne pas développer des instruments supplémentaires, mais d’évaluer la validité et la fiabilité de ceux qui sont déjà construits en fonction des critères officiels de la dépendance à une substance établie par l’American Psychiatric Association (2000) ». En d’autres termes, malgré le volume des recherches, les biais méthodologiques rendent toute avancée sur la question de l’addiction au jeu vidéo problématique

Plus récemment, Mark Griffiths a donné six caractéristiques définissant la dépendance (le repli sur soi, la modification de l’humeur, l’augmentation irrésistible du temps de jeu, le manque, la génération de conflits, le phénomène de rechute).  Il insiste sur le fait que « Tout comportement qui présente ces six caractéristiques doit être assimilé à une dépendance (…) or le risque de rechute n’existe pas dans les jeux vidéo » (Griffiths, 2012 pp. 52-53)

L’absence d’une addiction aux jeux vidéo avait déjà été repérée par les spécialistes des addictions. Au plus fort de la fièvre de l’addiction aux jeux vidéo, le Smith & Jones Center d’Amsterdam ferme sa consultation. Le Smith and Jones Center a été créé par un ancien toxicomane, Keith Bakker. Les prises en charge sont courtes, de quatre à six semaines, et les traitements sont organisés sur la base sur modèle en 12 étapes du Minnesota. A l’été 2006, une consultation est ouverte pour les joueurs de jeux vidéo. En 2008, elle est fermée. Keith Bakker s’appuie sur 18 mois de travail et une centaine de cas traités pour affirmer : « plus nous travaillons avec ces enfants, moins je pense que nous puissions appeler cela une addiction. Ce dont ces enfants ont besoin, c’est de leurs parents et de leurs enseignants. C’est un problème social » (lien)

  Ce n’est pas tout à fait une nouveauté. Dans un livre consacré aux nouvelles addictions, Marc Valleur et Jean-Claue Matysiak étaient dès 2004 arrivés à une conclusion similaire : « Disons-le clairement, nous n’avons pas connaissance de dépendance ou d’addiction aux jeux vidéo parmi les enfants, mais certains abus, certaines pratiques frénétiques témoignent d’un malaise et souvent d’un dysfonctionnement au sein du cercle familial. » Valleur & Matysiak, 2004

17 ans de recherche

Après 17 ans d’une recherche qui s’est produite aux quatre coins du monde, la communauté des psychologues n’a pas trouvé autre chose que des liens faibles entre jeux vidéo et dépendance. Certains joueurs se comportent comme des toxicomanes. Leurs conduites évoquent ce que l’on sait par ailleurs des addicts. Mais on ne connait pas la proportion de joueurs incriminés car les chiffres vont de 0% à 30% de la population. On ne connait pas non plus leurs traits de personnalité car ils couvrent toute la psychopathologie. On ne sait d’ailleurs même pas ce que l’Internet Addiction Disorder recouvre car chacun donne sa propre définition.

Après 17 ans d’une recherche enfiévrée, il est toujours possible de conclure par le classique “More research is needed” qui est à la fois un appel au financement à des travaux ultérieur et l’aveu que l’étude présente a manqué son objectif. Un article scientifique se doit en effet de préciser clairement les inconnues et proposer les manières dont les choses peuvent être clarifiées.

Nous aurions pu nous éviter ce détour de presque deux décennies en prenant en compte deux choses. D’abord le fait que une des origines  l’Internet Addiction Disorder soit une plaisanterie aurait pu alerter. Au lieu de cela, une partie de la communauté des psychologues s’est conduite comme des zoocryptologistes. S’ils ne trouvaient pas leur Nessie numérique, c’est qu’ils avaient mal cherché.  Les comportements ont ainsi alors pathologisés sans que l’on en comprenne tout à fait la logique.  Par exemple, le temps de jeu ou de connexion a ainsi été un élément de l’IAD dans les années 2000, puis, lorsque la connexion est devenu presque permanente avec les smartphones, il n’en a plus été question. Le problème est que ni la pathologisation de la durée de connexion, ni sa “dépathologisation” n’ont fait l’objet de discussions.

Ensuite, nous aurions pu mieux prendre en compte que toute nouvelle technique change les comportements individuels et collectifs. L’Internet étant une technologie massivement sociale, elle ne pouvait que bouleverser les comportements et les imaginaires. Les joueurs eux-même ont convoqué l’image du junkie pour rendre compte de leur relation à la machine.  Mais ils ont puisé dans un imaginaire qui leur permettait de donner sens et de comprendre  ce qui était en train de se passer pour eux. Ils ont fait un travail de métaphorisation en portant dans le monde des machines des représentations qui venaient du cyberpunk. Les psychologues ont alors fait une erreur assez banale. Ils ont pris une métaphore – les jeux vidéo sont comme une drogue – pour conclure Les joueurs sont des junkies. Pour les psychologues, il y avait là une économie de pensée. Ceux qui ne connaissaient pas les environnements et les objets numériques pouvaient se représenter ce dont il s’agissait puisqu’ils avaient des idées plus précises sur la toxicomanie. En parlant d’addiction aux jeux vidéo, des psychologues ont pris l’image pour la chose elle-même.

Il se trouve encore quelque personnes pour voir Nessie dans le lac du Loch Ness. Mais on peut espérer que le nombre de psychologues croisant l’addiction à l’Internet et aux jeux vidéo va continuer à diminuer.