Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un jeu vidéo préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la l’écran ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le niveau interrompu, tout cela, dont le jeu vidéo aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de rejouer ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.
Marcel Proust. Sur le jeu vidéo
Proust était un gameur. Son jeu vidéo, c’était le livre. Les pages de Sur la lecture sont à lire ou à relire de ce point de vue. On y voit un enfant profondément immergé dans des mondes imaginaires, coupé de la réalité immédiate, délaissant le jeu avec les autres camarades, et négligeant les appels des adultes. Mieux, il les évite soigneusement, et se réfugie dans des lieux déserts pour se donner entièrement à sa passion. Il dévore les livres, à moins que ce ne soit la lecture qui le dévore, on ne sait plus trop bien. Les nourritures tangibles sont fades à coté de ce que lui apporte la lecture : des mondes dans lesquels vivre. Des vies que l’on se prête et que l’on se donne jusqu’à tard dans la nuit et de l’attention et de la tendresse que l’on donne davantage aux ombres qui habitent les pages qu’aux membres de sa propre famille.
Sans doute y a t il ici un biais. C’est l’immense Proust qui regarde le petit Marcel lire. Mais la sur-estimation qu’il donne à la lecture à toujours cours. Nous connaissons tous de ces enfants enveloppés dans leurs lectures et qui se fabriquent des murs de livres. Et, pourtant, ils ne sont pas vraiment sujets d’inquiétudes. Mieux : les parents en font souvent un motif de fierté. Certes, ils aimeraient mieux, parfois, que l’enfant "joue un peu “au bon air”, mais, ils se font parfaitement au spectacle de leur petit lecteur.
Jamais un enfant ne se retrouve devant le psychologue parce qu’il lit trop alors que les difficultés d’apprentissage de la lecture sont le principal motif de consultation en pédopsychiatrie. A l’opposé, l’apprentissage précoce de la lecture est au contraire perçu comme un signe d’une possible précocité intellectuelle.
Le goût que nous avons pour la lecture n’a pas toujours été aussi fort . Il s’est t trouvé au 19ième siècles quelques esprits pour s’inquiéter des turpitudes que pouvaient provoquer le livre sur de jeunes esprit. N’était-ce pas là de vains échauffements de l’imagination ? La Bible, certes, était une lecture considérée comme sûre, surtout au moment du coucher, c’est-à-dire au moment où moment ou chacun se prépare à mettre sa vie consciente au repos. Le livre, finalement, n’est devenu vraiment fréquentable qu’a partir du moment où il a été instrument de discipline pour les enfants. C’est lorsqu’on a pu leur proposer des récits édifiants, lorsque le livre a été le véhicule de la morale des adultes, que la lecture en a été ardemment conseillée aux enfants jusqu’à en faire le centre de leur formation. Car, qu’est-ce que l’enfance aujourd’hui si ce n’est ce long processus ou l’on apprend année après année à maitriser la lecture ?
Proust trouvait dans les livres des miroirs. Lire, c’était rencontrer les auteurs anciens, c’était se plonger dans des mondes disparus, des monuments de mots dans lesquels on pouvait retrouver la pensée de l’auteur. C’est très précisément ce que sont nos jeux vidéo : des miroirs tendus par la culture aux joueurs afin qu’ils s’y reconnaissent. A la différence du livre, le jeu vidéo n’explore pas que le passé. Il est aussi une exploration des temps présents. Il est certain qu’il sera pleinement accepté lorsque lui aussi sera devenu un instrument de discipline.
Puisqu’on parle de la suspicion pour la lecture, je me permets de reposter ce que je disais il y a 3 mois :
“A propos de la lecture, je me souviens d’un numéro de L’Histoire sur les Chevaliers (qui a été publié depuis en livre de poche). Un article en particulier portait sur les « dangers de la lecture » tels qu’ils étaient perçus au moment de la Renaissance (lien ici : http://www.histoire.presse.fr/content/2_recherche-full-text/article?id=5747 ). L’auteur évoquait en particulier les réactions négatives à l’égard des romans de chevalerie, et surtout du plus célèbre d’entre eux, Amadis de Gaule, le premier best-seller européen.
En gros, ce roman était tellement populaire qu’il existait des recueils pour « parler comme dans Amadis », et que le roman avait fait l’objet de peintures et d’opéras (dont « Amadigi » de Haendel). Mais il faisait également l’objet de vives critiques parmi certaines personnalités politiques du temps.
Ceux-ci accusaient « Amadis de Gaule » de pousser la noblesse à se réfugier dans les romans de chevalerie et ainsi perdre le contact avec le réel. Ils le rendaient également responsables de la récente épidémie de duels parmi les jeunes nobles, qui auraient pris l’habitude de régler leurs différents comme les chevaliers des romans (c’est-à-dire par l’épée, sans négocier).
Et il se trouve que « Don Quichotte » est à l’origine un livre destiné à « ruiner le crédit » des romans de chevalerie en les pastichant et en les ridiculisant. En témoigne le personnage de Don Quichotte lui-même, un hidalgo qui à force de lire de tels romans, à fini par confondre fiction et réalité, puis se prendre lui-même pour un chevalier. L’ancêtre des no-life, en quelque sorte.
J’aimerais bien écrire un article sur le sujet, quand j’en aurai le temps (comme d’hab’).”
Si Proust était un gameur, alors Amadis était WoW, Don Quichotte une caricature de No-Life, et Cervantès un addictologue mi-behavioriste mi-roublard.
Merci de rappeler cet epidodede l’histoire de la litterature !
Je me precipite vers ce texte.
Excellent article, de bout en bout. Le commentaire de Shane est également très bon.
Un autre parallèle qui pourrait être opposé à ceux pour qui les jeux vidéo coupent du monde réel: le foot. J’ai rarement vu des gens aussi coupés du réel, aussi fanatisés, aussi transformés que les fans de foot devant un match de leur équipe. Et le phénomène est bien plus massif, et a bien plus de conséquences (hooliganisme, violences…) que les jeux vidéo.
Pourtant, bizarre, je n’ai jamais entendu personne dire que le foot coupe du monde, que le foot est dangereux, que le foot incite à la violence…
En ce qui me concerne, je l’ai entendu dire plusieurs fois, d’une façon ou d’une autre, dans la bouche des adversaires les plus virulents du foot. Lors de la coupe du monde de 1998, Charlie Hebdo, par exemple s’y était donné à coeur joie (le hors-série “L’horreur footballistique”, la couverture “Supporter=SS !”, etc).
Encore récemment, dans une interview donnée à So Foot, le dessinateur Charb, actuel rédac’ chef de Charlie, affirmait quelque chose comme : “tous ceux qui vont au stade ne sont pas cons, mais tous les cons vont au stade”.
Shane_Fenton as tu une version de l’article que tu citais ?