Anne Brun propose une piste de réflexion sur le rapport des enfants aux jeux vidéos qui me semble très intéressante. On la trouve dans "Images fictives violentes et thérapies d’enfants. Obstacle ou support à la symbolisation". Elle reprend une question que les psychothérapeutes confrontés à des enfants qui rapportent répétitivement en séance des images violentes se posent souvent : ces images sont elles un obstacle à la symbolisation ou le fait de les raconter au psychothérapeute est il un début d’élaboration ? Par exemple, l’enfant raconte les combats de Goku. Il s’ appesanti sur le sang qui s’écoule de la bouche du protagoniste, ou sur ses cheveux en l’air, ou encore sur les dégâts faits à l’environnement. Le récit dure toute la séance, puis la suivante, puis encore une autre… Toute intervention du psychothérapeute est repoussée et l’enfant semble "pris" dans quelque chose qu’il ne peut que "rejouer". Il peut aussi s’agir de jeux vidéos : l’enfant court dans le bureau comme il a couru (ou vu courir) le personnage d’un jeu. Il fait apparaître des armes surpuissantes pour des ennemis qui le sont tout autant. Plus l’enfant se raconte tout-puissant, plus le psychothérapeute se vit comme impuissant : il n’a pas l’espace pour parler, et souvent il n’a même plus la place pour penser tant les images de violence, de corps morcelés et d’explosion se succèdent rapidement.

 

Mon "Moi", ce héros

C’est de cette position d’impuissance qu’Anne Brun donne une interprétation qui permet de penser le rapport que l’on peut entretenir avec jeux vidéos. Elle note que les enfants ont d’autant plus recours a faire usage des différentes facettes d’un "Je grandiose" qu’ils sont en difficulté dans leurs vies familiale, relationnelle, et scolaire.

"L’enfant ainsi habité par un monde artificiel d’images fictives serait contraint d’occuper cette place d’idole, d’enfant imaginaire tout puissant dans le projet identificatoire des parents à son égard, selon l’expression d’Aulagnier (1975, p 193), incarnant par son investissement privilégié des images son impossible renoncement à être le héros tout puissant du désir parental. Il n’est pas rare de constater dans ce processus la complaisance des parents par rapport à ce monde artificiel habité par l’enfant, parents fournisseurs de supports vidéo en quantité ou laissant leur enfant manipuler sa console ou sa game boy des heures durant". Anne Brun

Il faut comprendre que ce que décrit Anne Brun est très différent de l’enfant qui joue des rôles après avoir été spectateur d’un film ou après avoir joué à un jeu vidéo. Le jeu est quelque chose de créatif et d’ouvert. Il permet à l’enfant d’explorer sa vie fantasmatique. Ici, le jeu n’a plus rien de malléable. Il est un cadre extrêmement rigide, et les images sont utilisées  comme des prêt à porter : elle sont mutilantes parce qu’elles sont des prêt-à-être et des prêt-à-penser.

"Un enfant seul, ça n’existe pas" disait D. W. [W:Winnicott]. C’est à dire que les positions imaginaires que l’enfant prend sont en lien – défensivement ou en synergie – avec les positions imaginaires de ceux qui l’on précédé. Anne Brun donne trois interprétations possible au fait que l’enfant dans ces "jeux" est dans une place qui n’est pas la sienne : 1. il s’agit d’un enfant qui est encore en position d’enfant imaginaire du narcissisme parental. 2. il s’agit d’un enfant qui est assigné à la place d’un autre. 3. il s’agit d’un enfant qui colmate la dépression d’un parent.

Dans tous les cas, ce n’est pas un enfant qui est à sa place. Il est soit insuffisamment individualisé, soit identifé à un autre.

 

Des images à ne pas penser

Il est pour Anne Brun un second point de fixation : les images de jeu vidéos sont riches images de dévoration, d’anhinnilation, d’éclatement, d’engloutissement

Ne s’agit-il pas pour l’enfant de se protéger par ce fatras d’images contre la survenue d’angoisses originaires catastrophiques, crainte d’effondrement ou agonies primitives ?

En d’autres termes, les images violentes des jeu vidéos pourraient être prisées parce qu’elles peuvent être utilisées pour ne pas fabriquer d’images.

Anne Brun délimite deux grands usages que l’on pourrait regrouper sous la bannière du travail du négatif. Dans le premier cas, l’enfant signale surtout qu’il est une place qui n’est pas la sienne du fait d’avatars dans la transmission générationnelle, de difficultés de ses parents ou de difficultés qu’il a en propre. Dans le second cas, les images fictives violentes sont utilisées comme comme écran pour ne pas être en contact avec sa vie psychique.

 

… et des images à penser

Mais il est aussi des usages qui sont plus ouverts. Les images fictives violentes peuvent être une tentative de liaison et de figuration de traumatismes précoces.

Le recours aux images violentes pour ces enfants potentialiserait la violence de mouvements pulsionnels non symbolisés, c’est à dire non mis en images ou en mots, mais donnerait aussi une forme contenante à ces excitations non symbolisées

Ces images permettraient de mettre en images et en mots des choses qui n’ont pas encore de statut d’images et de mots et qui sont de ce fait traumatiques. Il ne s’agit pas nécessairement de traumatismes  au sens d’un événement traumatique, comme une agression par exemple. Il peut s’agit d’un climat traumatique comme dans ces fonctionnements familiaux ou, de façon durables ou transitoire, ce qui est vécu fait l’objet de peu de mises en mots. Les images fictives violentes sont alors une réactualisation quasi-hallucinatoire des expériences traumatiques

Les images fictives violences sont également des lieux d’élaboration possible des excitations pulsionnelles. Toute image est une invitation à raconter une histoire : que s’est il passé avant ? que se passera-t-il ensuite ? ((Sur les "puissances" de l’image, voir Tisseron, S. Psychanalyse de l’image)) Cela vaut également pour les images animées. Les images fictives violentes sont retenues par l’enfant aussi parce qu’elle accomplissent un désir inconscient, parce qu’elle ordonnent des sensations ou des émotions, parce qu’elle évoquent ou commémorent un événement du passé.

Enfin, les images fictives violentes peuvent être une figuration du non symbolisé dans la dynamique familiale. Les images peuvent être l’occasion de rappeler un fantôme ou un revenant ((un "revenant" est un mort familier, reconnu immédiatement et provoquant des émotions en relation avec un événement vécu personnellement; un "fantôme" est un mort étranger, méconnaissance et une conséquence pour soi du drame secret d’un autre. CF. Tisseron, Tintin et les secrets de famille)). Un certain type d’image sera alors appelé pour commémorer un revenant ou conjurer un fantôme.

 

Le type de relation au jeu vidéo

On retrouve avec les jeux vidéos les même fonctions que celles données par Anne Brun pour les images fictives violente. Tantôt ils participent au mouvement d’ élaboration psychique et tantôt ils sont mis au service des défenses; ils visent alors à isoler du fonctionnement général ce qui est perçu comme angoissant. Dans un cas, ils sont un facteur de croissance, et dans l’autre ils servent au mieux a maintenir un statut quo. En somme, ce qui est à considérer, avant avant même la qualité des images, c’est le type de relation que chacun entretien avec eux.

Cette position reprend et complète ce que Serge Tisseron avait illustré sous la figure de la dyade numérique : les jeux vidéos sont des occasions de retrouver un attachement sécurisé, de se rendre maître des excitations, d’expérimenter un accordage affectif sécurisant et d’incarner un idéal.

Les images grandioses si fréquentes dans les jeux vidéos peuvent servir de point d’ appui à un fonctionnement narcissique défaillant ou de colmatage à des angoisses qui ne sont pas encore pensée. Par les histoires qu’il mettent scène, ils permettent de mieux penser les catastrophes individuelles et collectives : le fracas des armes qui régne si souvent dans les jeux vidéos sont une manière de penser les conflits internes qui existent en chacun de nous et ceux qui, de par les soubresauts de l’histoire, ont affecté, en secret ou non, nos familles.

Les jeux vidéos peuvent ainsi être utilisé dans le sens d’une plus grande symbolisation ((J’utilise le terme dans le sens donné par S. Tisseron :" Par « symbolisation », nous désignons le chemin qui mène des sensations, des émotions et des états du corps éprouvés dans certaines expériences fortes à la création de représentations qui, à la fois témoignent de ces états, permettent de les rappeler et rentrent dans une dynamique relationnelle" (Tisseron, 1999))) Cette symbolisation dépend du type de relation qui est établit avec le jeu vidéo. Certaines relations sont enfermantes : elles doivent alors alarmer. D’autres sont des élaborations en cours et c’est cette élaboration – et non pas l’activité – qui doit être soutenue.

 

Le fait de passer beaucoup de temps devant un écran ne signale pas une propriété addictive du jeu vidéo.

Il ne permet pas non plus de déterminer si la personne se sert du jeu d’une manière qui va élargir son fonctionnement psychique ou si elle est dans une impasse. Ce qui va faire la différence, c’est la qualité de la relation avec le jeu vidéo. Lorsque l’activité reste un jeu, lorsque ce qui est recherché est le plaisir, le jeu vidéo rejoint les autres jeux. Il permet d’exprimer de l’agressivité, de maîtriser de l’angoisse, d’accroître son expérience personnelle, de nouer des contacts sociaux, d’intégrer sa personnalité ou de communiquer avec les autres. Bref, il est une activité ouverte à la fois sur les autres et sur son propre fonctionnement psychique.

Ce n’est plus le cas lorsque le jeu vidéo est utilisé comme un calmant. Dans ce cas, ce qui est recherché, ce n’est plus le plaisir qui est associé à tout jeu – plaisir de penser des stratégie et de jouer avec ou contre l’autre – mais précisément l’évitement de la pensée dans la mise en place de procédés autocalmants. La possibilité de répéter inlassablement une partie en restaurant des sauvegardes ou en commençant des nouvelles parties se nourrit et nourrit le fantasme de n’être jamais altéré par rien, et surtout pas par le temps. Il n’y a ici plus aucun jeu : ni comme activité, ni comme espace entre soi et les autres.

L’intéret de cette approche est qu’elle permet de penser autrement le jeu vidéo. Elle replace le joueur à la place qu’il n’aurait jamais du quitter lorsque l’on tente d’en faire la psychologie : au centre.  Il n’est pas au bout d’une chaîne d’éléments dont le jeu-vidéo-comme-dogue serait l’épicentre. Il est, de par positions conscientes et inconscientes au coeur de ce qui le saisit