Le cinéma est une fenêtre ouverte sur nos imaginaires individuels et collectifs. Il donne à voir les angoisses qui traversent la culture, et, dans le meilleur des cas, contribuent à leur élaboration. Dans deux textes remarquables ((L’élaboration culturelle de la crise au travers du cinéma et Le corps et le monde menacé au tournant des années 80)), Marcel et Patricia Thaon ont montré à quel point les genres cinématographiques étaient des élaboration défensives communes contre l’angoisse. Cela est particulièrement sensible pour deux genres cinématographique : les comédies musicales, et les films à grand spectacle (blockbusters)

Les comédies musicales deviennent populaires au plus fort de la Grande Dépression. Elles apparaissent comme des productions culturelles visant à lutter contre l’idée de dépression et un fantasme de perte d’objet :

“Dans le vide de la dépression, la comédie musicale apporte une lueur d’espoir, nous /chantons sous la pluie/. Elle ne nous mouille pas car nous rayonnnons d’une chaleur interne, le feu de notre amour, les mouvements idéalisés d’une scène primitive ou Ginger Rogers et Fred Astaire s’entrecroisent, où s’agitent des danseurs qui, en un vaste mouvement unifié, forment un groupe incantatoire et exorcisent l’exclusion” Marcel Thaon, L’élaboration culturelle de la crise au travers du cinéma

Les films à grand spectacle sont des mises en scène de la toute puissance. Ils procèdent par externalisation du danger interne : un petit groupe fait face à un environnement menaçant. Guidé par un bon leader, il parvient à surmonter les difficultés auxquelles il est confronté. Parfois, le persécuteur n’est pas humain : c’est à la nature elle même, double maternel, que le groupe doit faire face. L’histoire du cinéma est riche de mises en images de catastrophes naturelles en tout genre, de l’Aventure du Poséidon à Armaggedon en passant par La guerre des mondes, nous avons été témoins de bien des catastrophes !  Petit à petit, les catastrophes ont été mises au compte du progrès technologique : guerre nucléaire, lutte contre des machines, mutations… Dans tous les cas, les images mettent en scène à la fois la haine des uns pour les autres et le retour paranoide de cette haine.

“le film fonctionne comme espace d’élaboration suspendue d’angoisses non résolues dans la réalité collective. Marcel Thaon, L’élaboration culturelle de la crise au travers du cinéma

Que le cinéma mette en scène des dangers bien réels n’empêchent pas qu’il redouble aussi des fantasmes individuels et groupaux. La régularité avec laquelle nous voyons des immeubles s’effondrer, des villes être rasées où l’humanité disparaitre, dit tout autant l’inquiétude quant à la sécurité de l’environnement. Est-il un contenant suffisamment solide ? Son contenu suffira t il encore à nous nourrir ? Trop attaqué, nous disent Marcel et Patricia Thaon, le contenant maternel explose en une multitude de contenus hostiles : hordes de zombies, insectes, aliens envahissent alors les écrans. Dans sa version dépressive, La terre, métaphore du sein maternel, est devenue improductive du fait de l’avidité des hommes. Leur activité, métaphore d’une relation incestueuse, l’a pollué, et les hommes se trouvent face a des rejetons monstrueux et haineux.

Lorsque la persécution cesse, ce n’est que pour le temps de faire le film suivant : les massacres à la tronçonneuse se font à la chaine. La série viendrait alors comme déni la dépression en attente : il y a toujours quelque chose a se mettre sous la dent, les héros ne meurent jamais. Cette tendance, déjà présente dans les années 1980, est encore plus flagrante aujourd’hui : les séries ont envahi les petits écrans, débordent parfois sur les grands, et se sont multipliée. Il y a là un phénomène qui fait se rencontrer le psychique et le social au travers d’un objet culturel

Le manga Naruto

Naruto met en images et en histoires des éléments de la psychologie individuelle. Il le fait d’une façon commune a tous les mangas, mais il le fait aussi d’une façon qui lui est spécifique, et, pour dire le fond de ma pensée, assez merveilleuse

Le village de Konoha est un des villages caché dans lequel s’entrainent des Ninja. Les jeunes ninjas sont des genin et leur entrainement est supervisé par un ninja plus expérimenté qui a le rang de juunin. Chaque village caché est dirigé par un kage qui a pour fonction de protéger le village de ses ennemis. Le Kage est un personnage important car si la puissance d’un pays se mesure a celle de son village caché, la puissance de chaque village caché se mesure a celle de son kage. La vie des ninjas des villages cachés est faite de d’entrainements, de missions d’escorte ou d’assassinat, de complots et de secrets.

Le rapport au groupe

Les aventures de Naruto sont des aventures de groupe. Y sont abordées les relations inter-groupes : la rivalité des villages cachés entre eux; la rivalité des groupes de ninja entre eux mais aussi la rivalité intra-groupe. Toute situation groupale est crisogène : l’identité de chacun y est mise a mal par les tensions réelles et imaginaires. Les mouvements de désir des uns, des autres et de l’ensemble assignent des places auxquelles chacun peut etre tenté de s’identifier. Ou au contraire servir de repoussoir. Ce sont ces places qui sont marquées dans les mangas par les fonctions et les pouvoirs des uns et des autres. Cela n’est pas spécifique à Naruto, mais vient de la culture du jeu de rôle puis du jeu vidéo avec ses groupes composés de healers, de tanks, de buffers et de debuffers. Le groupe parfait est celui qui combinera le mieux les pouvoirs de chacun. C’est celui dans lequel les conflits intra-groupaux sont absent. C’est celui pour lequel chacun fera silence a ses désirs personnels et laissera la plus grande place possible à l’idéal commun.

Naruto montre combien cet idéal est difficile à atteindre puisque qu’il est mis à mal dès la constitution du groupe : par les désirs de Sakura envers Sasuke, ce qui provoque la jalousie de Naruto et par la rivalité Naruto – Sasuke. Il est cependant au moins un groupe qui semble fonctionner d’une façon idyllique, c’est le duo Rock Lee – Gai Sense. Le prix a payer est cependant clairement indiqué : c’est la perte des différences individuelle. Rock Lee est totalement identifié à son Gai et adopte toutes ses idées sans la moindre critique.

Les transformations du corps

Une autre caractéristique de Naruto est la nombre important de transformations corporelles qui s’y donnent a voir. Tous les cas de figure sont représentés : une entité psychologique peut changer de forme (Naruto, Gaara), une entité psychologique peut en contrôler une autre ou contrôler des objets (kankuro, Sasori). A ces changements de forme sans changement d’identité, s’ajoutent des changements d’identité sans changement de forme. Certains, comme Sakon et Ukon partagent le même corps, et s’assurent tour a tour de la maitrise de ce corps partagé ou alors le contrôlent tous les deux en même temps. Kimimaro est capable d’utiliser sa masse osseuse pour fabriquer des armes, la langue d’Oroshimaru se transforme en serpent…

Le rapport au groupe et les transformations du corps sont deux expériences qui intéressent tout particulièrement les adolescents que nous avons été. Comme adolescents, la question du groupe s’est posé avec une nouvelle acuité pour nous. Nous avons du renégocier les relations avec notre groupe de naissance – notre famille – pour nous en détacher et y construire de nouvelles relations; nous avons du négocier des conflits entre le groupe famille et le groupe des amis; enfin nous avons du faire face à des conflits à l’intérieur du groupe famillle comme à l’intérieur du groupe des amis.

L’adolescence est également un moment ou les transformations du corps sont importantes : la croissance s’accélère, le corps change parfois plus rapidement que le psychisme ne peut en intégrer les changements. Des perceptions bizarres, des phobies par rapports a certains endroits du corps sont relativement fréquentes a cette période. La séduction y prend un tour tout à fait nouveau, et occupe beaucoup de la vie des adolescents qui prennent soin de leur corps ou au contraire le délaissent totalement, pour en faire un objet de répulsion. C’est que la bonne distance à l’autre est toujours difficile à trouver.

Nauto est un manga qui met en scéne des éprouvés conscients et inconscients de l’adolescence. La rivalité et les conflits de cette période, tout comme ce qu’elle peut avoir d’outrancier, le désir d’acquérir de nouveaux pouvoirs – ceux des adultes – et les craintes que ce désir suscite sont mis en image épisode après épide : les pouvoirs seront ils contrôlables ? Peut on les acquérir magiquement ou faut-il du travail ? Les puissantes auxquelles on prend ces pouvoirs seront elles bienveillantes ou malveillantes ? De quoi se payent ces nouveaux pouvoirs ?

Le carrousel des identifications

Naruto va au delà de la mise en images et en récit de dynamiques de groupe et des transformations corporelles de l’adolescence. Il met en scène les effets de traumatismes infantiles précoces et les différentes voies d’élaboration possible du traumatisme. Ces traumatismes sont électivement liés à la perte. Remarquons que tous les ninjas ont à faire cette expérience, puisqu’ils sont tous intégrés à l’école des Ninja dans leur petite enfance. Pendant leur entrainement, ils sont donc séparés de leurs parents. Mais c’est somme toute ainsi que procèdent les sociétés traditionnelles pour l’initiation de leurs jeunes.

Naruto, Gaara, Sasuke, Neiji, Sakura, Oroshimaru… Le manga propose toute une galerie de personages auquel le spectateur peut s’identifier. Il pourra s’identifier électivement à un trait d’un des personnage : l’éclat d’un sourire, un rire dévastateur, la clarté d’un visage. Mais il peut aussi trouver dans les trajectoires de vie des personnages des points commun : l’abandon, la solitude, la détresse, la perte d’un être cher, les alliances de ceux qui nous on précédé. Tous les personnages ont un travail psychique a effectuer, et le manga suit cette lente et difficile élaboration. Ainsi, le gain pour le lecteur ou le spectateur est double : il peut trouver un autre qui a la même difficulté que lui et s’y reconnaitre. Il apprend que des voies d’élaboration sont toujours possibles.

Des traumatismes infantiles précoces

Certains personnages de Naruto ont cependant eu à faire avec une perte radicale. Ce n’est pas celle, symbolique, d’une mise à l’écart afin de renaître au monde transfiguré : plus fort, plus puissant, avec de nouveaux pouvoirs, c’est à dire adulte. La perte dont il s’agit est une perte qui concerne les appuis que le tout jeune enfant – avant l’intégration du groupe de Juunins, donc – doit nécessairement trouver dans son environnement : une mère, un père, ou au moins un adulte tutélaire bienveillant.

Le développement du petit d’homme est un développement long et complexe. Il s’appuie sur les apports triviaux apportés en quantité et en qualité suffisamment par les parents ou leurs représentants. A ces soins de base s’ajoutent et s’articulent des apports subtils : bain de langage, de culture mais aussi une interaction fantasmatique. Un des processus en jeu est l’introjection, c’est à dire l’intériorisation par le nourrisson de la relation avec la mère. Cette introjection se réalise toutes les fois où un être humain peut échanger ses impressions avec un autre être humain. Elle est particulièrement importante dans le cadre de la relation mère enfant du fait de la dissymétrie de la relation et de l’immaturité de l’enfant. Lorsque l’introjection échoue, ce qui est intériorisé prend place dans le psychisme sous la forme d’une inclusion c’est à dire non pas sous la forme d’une structure relationnelle souple et pouvant évoluer mais sous une forme rigide.

Introjection et inclusion sont deux formes d’intériorisation de l’expérience du monde. La première est dynamique et transformatrice. La seconde est rigide et sclérosante. La première permet l’échange en émotions et en mots. La seconde ne permet aucune communication ni de soi à soi, ni de soi avec l’autre.

L’inclusion psychique est une production caractéristique des secrets de famille et des traumatismes infantile. Naruto cumule les deux, comme c’est d’ailleurs souvent le cas, car un traumatisme infantile (par exemple un revers de fortune) peut être transformé en non dit puis en secret.

Naruto et Gaara

Naruto Uzumaki Braillard, insolent, indiscipliné, et gourmand, tel est Naruto Uzumaki. Il ne semble avoir qu’un seul but dans la vie, et il ne manque pas une seule occasion de le dire, ou plus tôt de le crier : il veut devenir Hokage de son village. Pour un but aussi noble, il semble avoir bien peu de talents. Il échoue aux exercices les plus simples, n’écoute pas les indications de ses professeurs, est peu respectueux de l’autorité. Enfant, son corps a servi de réceptacle au terrible Kyûbi, le démon renard à neuf queues qui menaçait de détruire son village. Naruto est ainsi devenu un Jinchuuriki, un réceptacle, pour un bijuu. Comment dire plus explicitement que l’on peut avoir le démon en soi du fait des actes des générations qui nous précédent ?

Naruto est donc porteur de quelque chose qui le dépasse, et qui parfois le déborde. Le manga (mais aussi l’anime) le montre d’abord isolé sans même pouvoir se faire idée une de ce qui conduisait ainsi les autres, adultes et enfants, à l’ostraciser. Ce n’est que peu à peu qu’il prend conscience du non dit dont il est l’objet. Mais il ne sortira ; il garde comme un symptôme une identification à l’agresseur : il veut devenir Hokage, c’est à dire prendre la place de celui qui a scellé en lui le démon renard.

Sans doute Naruto a-t-il pu compter sur des ressources qu’il avait en propre. Mais le fait que le démon renard ait été scellé en lui pour sauver tout son village a sans doute compté. Un autre porteur n’a pas eu cette chance. Il s’agit de Gaara

Gaara Autant Naruto est solaire et vif, autant Gaara est sombre. Naruto n’a qu’un rêve : devenir Hokage. Gaara ne veut qu’une chose : détruire. Son arrivée au village de Konoha fait grande impression : grands cernes noirs, une jarre nouée dans le dos, une économie de mouvements, et une puissance défensive et offensive impressionnate. Gaara est lui aussi porteur d’un démon mais celui ci a été scéllé en lui par son père pour augmenter la puissance de celui ci. Le sceau de Naruto ouvre sur l’espoir de sauver un village. Celui de Gaara se ferme sur l’avidité de puissance d’un père. Là ou Naruto clame son désir de devenir Hokage, Gaara affirme qu’il n’aime que lui, et qu’il ne se bat que pour lui même. Il reprend là à son compte l’injonction de sa mère juste avant sa mort : “n’aime que toi, ne te bats que pour toi” c’est à dire, “ne soit pas l’arme que ton père veut que tu sois”. Non désiré par sa mère, désiré uniquement comme moyen de puissance par son père, Gaara est élevé par son o

A la naissance de Gaara, sa mère décède, et Shukaku lui sert en quelque sorte de mère de substitution. Rien ne le touche : le démon l’enveloppe d’une fine pellicule de sable protectrice. Il ne sera donc touché par rien. Aucune émotion ne semble jamais le traversé. Il est élevé par un oncle maternel ((dans la version française, Yashamaru est une femme)), Yashamaru, qui est la seule personne humaine a lui témoigner de l’affection. Sur les ordres de son frère, Yashamaru tente d’assasiner Gaara. Gaara le tue. De ce moment, Gaara, tombe dans une dépression psychotique. Tout se dérobe autour de lui, et même se laisser aller dans le sommeil lui est impossible : Shukaku prendrait possiession de lui. Autrement dit : il est incapable de se laisser aller a la détente qui ouvre au sommeil et que sa vie onirique est remplie de cauchemars terrifiants. L’immobilité si impressionnante dont il fait preuve au combat est une image de l’immobilité psychologique à laquelle il est contraint. L’émotion, les mouvements affectifs, lui sont impossible. Même la mort qu’il donne ne lui procure pas de plaisir. Gaara est lui même dans ce tombeau du désert qu’il ouvre a ses adversaires.

Pourtant, une ouverture reste possible, même dans les déserts les plus arides. Devant le courage et l’abnégation de Naruto, Gaara finira par s’interroger puis changer. il s’identifiera à Naruto, ou plus exactement prendra en charge le même désir que lui et deviendra Kage de son village.

Résiliences

Naruto et Gaara illustrent une autre notion de la psychologie : la résilience.

La résilience est une notion aux mille visages. C’est la capacité à résister à un traumatisme. La question est de savoir si cette capacité se construit avant coup ou après coup, et les degré de liberté qui sont laissés a la personne.

Naruto illustre la résilience comme ouverture. Le traumatisme a eu lieu et il faut trouver des élaborations possible. Naruto les trouve a la fois dans l’appui sur des alter-égo (Sasuke, Sakura) et dans un accrochage a un idéal qui est surprenant. Dans un premier temps, il s’agit pratiquement d’un délire puisque les capacités de Naruto sont pratiquement nulles. Mais on découvre petit a petit avec lui que cet idéal recouvre un processus clé de la résilience : l’identification à l’agresseur. Naruto veut devenir celui qui l’a fait être ce qu’il est : un porteur de démon.

A l’opposé, Gaara est résilient au sens d’une fermeture : rien ne le touche, ni les émotions des autres, ni même ses propres émotions. Il est comme détaché du monde. Isolé est sans doute le terme qui convient le mieux Shukaku le recouvre d’une fine pellicule de sable((On a donc un système d’inclusion complexe et paradoxal : Gaara porte en lui le démon Shukaku qui contient Gaara grâce à la pellicule de sable externe)). De fait, il ne peut avoir de contact direct avec le monde qui l’entoure. On sait que ces contacts peau à peau sont fondamentaux pour la construction du psychisme et de la socialisation ((Voir entre autres les expériences de Harlow avec des singes rhésus : les singes élevés avec une nourrice en fil de fer recouverte de fourrure ont moins de troubles que les singes élevés par une nourrice en fil de fer nu)). La résilience qu’il a développé est une résilience qui n’élabore pas le traumatisme. Il s’agit d’une armure défensive que seul Naruto parviendra à ébranler par la compréhension profonde qu’il a de Gaara.