imageLes héros se pressent en un lieu tenu secret. Ils reçoivent des prêtres, des druides, et des paladins les bénédictions rituelles avant le combat. Certains partagent un dernier festin. D’autres brulent déjà toute leur mana pour mieux signaler leur présence – qui sait s’ils seront encore là dans les moments qui suivent – ou pour montrer puissance. Nous sommes à la veille de la bataille pour Altérac.

Orcs, trolls, taurens, mort-vivants… tout ce que la horde compte de races et de combattant est là ! Les terribles guerriers et les chevaliers de la mort, les discrets voleurs et les rusés chasseurs, les sages prêtres, les paladins et les druides se ruent à l’extérieur de la montagne. A un signal invisible, tous se lèvent et se précipitent !

L’immense horde se déverse dans la vallée. Comme le fleuve déborde au moment des crues de printemps, engloutissant la tendre herbe comme l’arbre immense, ainsi va la horde sur les chemins d’Altérac, unie et terrible à la fois, fière et sûre de sa force.

L’immense convoi se divise. Certains vont à l’arrière, auprès de Drek’Thar, général du clan Loup-de-givre, afin d’assurer sa protection. Mais dans sa grande majorité, la horde va de l’avant. Un seul objectif, une seule direction : le bastion de Dun Algar !. La fureur de la horde n’a d’égale que sa cruauté ! Lorsqu’elle aura tué le Capitaine Balinda, elle se repaitra de sa chair et de celle de ses soldats ! Mais l’heure est à la guerre et à la ruine du monde ! Pendant que la horde court au nord vers le général ennemi, quelques héros bifurquent vers l’est. Ils font la jonction avec le Capitaine Galvangar et le protègent du choc imminent avec l’armée ennemie. Sa protection est une des clé de l’offensive. Sur une tour, ou sur une petite hauteur qui surmonte le lac gelé qui se trouve au fond de la vallée, ils peuvent apercevoir l’immense armée des Alliés. A cette vue, même les plus braves prennent peur ! Malheur à celui qui s’approche trop de cette trainée rouge ! Il est happé par le terrible cortège et tué en quelques secondes, sans interrompre ne serait-ce qu’un instant la marche du terrible cortège. De même que la Horde se hâte vers le nord et son Général, l’Alliance fonce vers le sud ou se trouve le bastion du Général de la Horde

Les champs de bataille de World of Warcraft nécessitent l’application de stratégies collectives. Comment est ce que ces stratégies sont elles mises en place ? Pourquoi est ce que les joueurs les appliquent ? Deux modèles, l’un issu de l’éthologie, l’autre de l’anthropologie, permettent de donner des réponses.

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L’observation des fourmis par les entomologistes permet de comprendre ce qui se passe sur les terres d’Azeroth. En effet, il est possible de rapprocher les joueurs de World of Warcraft des fourmis pour au moins deux raisons. La première est que les joueurs de World of Warcraft sont divisés en classes de personnages comme les fourmis sont divisées en castes. Chaque classe est spécialisée et ne peut faire que le travail pour lequel elle est faite. Chez les fourmi, les ouvriers construisent le nid et chassent, les soldats protègent et la reine est destinée à la reproduction. Dans World of Warcraft, les tanks, les DPS et les healers occupent les fonctions distinctes de protection, de dégâts et de soins. Chaque classe de personnage fait uniquement ce que les autres ne peuvent pas faire.

Il est un autre domaine ou l’on peut rapprocher les joueurs et les fourmis : tous deux mettent en place une intelligence collective qui leur permet de résoudre des problèmes a partir d’interactions simples. Les fourmis sont ainsi capables de trouver le chemin de plus court entre une ressource et leur nid. Lorsqu’une fourmi a trouvé de la nourriture, elle dépose une piste de phéromone qui peut être suivie par d’autres fourmis. Les fourmis qui empruntent la piste la plus courte font plus souvent l’aller-retour que les autres. Le chemin le plus court est ainsi renforcé, ce qui incite encore davantage de fourmis à l’emprunter jusqu’à extinction de la ressource. Les mécanismes qui permettent de trouver le chemin le plus court sont donc simples

Contrairement aux fourmis, les joueurs n’ont pas de capteurs de phéromones. Pourtant, ils empruntent toujours les même pistes, et trouvent le chemin le plus court. La cohésion de l’ensemble est essentiellement maintenue par des signaux visuels. Chaque joueur maintient un contact avec les joueurs qui l’entourent. Ce contact est maintenu dans la fenêtre de jeu ou sur la carte stratégique qui permet de visualiser la position de tous les alliés. Chaque joueur va donc généralement là ou vont les autres. Ce comportement leur permet de bénéficier de la protection des autres combattant. En effet, tout individu isolé sur le champ de bataille est voué à une mort rapide. Même s’il ne s’agit que d’un jeu, le joueur passe un moment désagréable. Il y a d’abord la sensation d’échec, puis la mise hors-jeu le temps de ressusciter. Il y a enfin la sensation d’incapacité et d’impuissance alors que l’on est face à un adversaire bien plus supérieur en force et en nombre. Ce que chaque joueur revit alors, c’est la réactivation de positions et d’angoisses infantiles : sentiment d’abandon, de perte de lien avec les figures tutélaires parentales, l’impuissance radicale du tout petit devant un monde qui peut l’écraser à tout instant. La cohésion groupale donne un abri sûr contre ces angoisses et augment les probabilité de gain. Il y a donc une double incitation, inconsciente et consciente à rester groupés.

Les joueurs agissent ici comme des agents simples. Leurs action ne dépend d’aucune autorité centralisée. La somme des conduites des individus donne lieu à un comportement émergent, c’est-à-dire non préétablit. L’ensemble est résilient : l’échec de quelques individus ne met pas en péril la tache. Dans certains cas, l’échec de quelques uns est même nécessaire à la réussite de l’ensemble. C’est très probablement la conscience de ce sacrifice nécessaire qui est un des facteurs qui contribue à maintenir la tactique « Docks » du coté de la horde.

 

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L’anthropologie nous fournit un second modèle de compréhension du comportement des joueurs sur les champs de bataille. Depuis Durkeim, on distingue les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes. Les premières sont segmentaires. Elles sont organisées en segments indépendants les uns des autres. La solidarité y est forte, et la différentiation entre les individus y est faible tandis qu’elle est forte dans les sociétés modernes du fait de la division du travail social. Enfin, les sociétés traditionnelles sont caractérisées par l’absence d’un appareil politique centralisé pouvant faire un usage légitime de la violence. Ainsi, E. E. Evans-Pritchard remarque à quel point les Nuers sont jaloux de leur liberté : « Remarquable est, chez les Nuer, l’absence d’organes de gouvernement, d’institutions juridique, de commandement déclaré, et plus généralement, de vie politique organisée […] L’anarchie ordonnée ou ils vivent s’ajuste à merveille à leur caractère : à qui vit au milieu d’eux, l’idée de les voir menés par des chefs est inconcevable. Le Nuer, c’est le produit d’une éducation rigoureuse autant qu’égalitaire : profondément démocrate. Il se monte pour peu et jusqu’à la violence. Son insubordination foncière s’impatiente de la moindre contrainte, et il ne se connait aucun supérieur. La richesse le laisse froid. […] La naissance lui est égale. […] Chaque geste enseigne que tout Nuer s’estime autant que son prochain. » E.E. Evans-Pritchard, 1994, Les Nuers, Gallimard, p. 210

On retrouve cette même « anarchie ordonnée » sur les champs de bataille de World of Warcraft. Aucun joueur n’est prééminent. Quelques que soient les titres qu’il arbore, les armes et les objets qu’il porte, il est dans l’incapacité totale d’obliger qui que ce soit. Chaque joueur est libre de ses mouvements mais aucun ne peut s’imposer à l’autre. Aucune sanction ne peut s’appliquer à qui que se soit quel que soit son comportement. La seule autorité est celle de l’éditeur de jeu qui peut sanctionner les comportements délictueux sur requête d’autres joueurs. Mais il est des comportements qui nuisent gravement au jeu et qui ne peuvent pas être sanctionnés : ne pas combattre, par exemple, ou ne pas se comporter conformément à sa classe comme se battre au corps à corps pour un chasseur échappe à toute possibilité de sanction. La cohésion groupale repose uniquement sur l’adhésion volontaire. Et, comme chez les Nuers, elle ne peut être obtenue que par la demande et l’exemple. Le pouvoir ne peut être que consenti, jamais imposé. Tout ordre risque d’être superbement ignoré tandis qu’une demande – « Go Galv ! qui vient avec moi ? » – risque d’être mieux suivie.

Il y a un autre point commun entre les groupes sur les champs de bataille et les sociétés traditionnelles : leur résistance au changement. Les sociétés traditionnelles sont des « sociétés froides » qui s’opposent aux « sociétés chaudes » que sont les sociétés modernes. Ces dernières privilégient les changements rapides tandis que les sociétés froides recherchent sans cesse l’équilibre pour éviter le changement. Elles sont mécaniques, produisent peu de désordre et tentent de maintenir un statu-quo, les sociétés chaudes privilégient et valorisent le changement en en faisant une valeur positive (Lévi-Strauss).

« Go docks ! » C’est avec ce cri que commencent tous les champs de bataille de l’Ile des conquérants. Pourtant, les Alliés sont plus proches des docks et y arrivent plus rapidement. Régulièrement, la Horde se fait battre aux docks, et régulièrement, le cri de guerre retentit : « Go docks ! ».Pourtant, le nombre de fois ou la Horde gagne sans avoir pris les docks est bien plus supérieur que le nombre de fois ou cette stratégie a été mise en place et couronnée de succès. Pourtant, elle continue de s’imposer dans l’esprit de beaucoup de joueurs de la Horde. Il semble même que moins elle est efficace, plus elle devient un évènement lointain, plus elle devient un moment mythique et plus elle est demandée. Le « go docks » et autres « mass docks » sont alors au moins autant une stratégie que des cris de ralliement célébrant un temps d’unité mythique.