Lorsqu’il y a une dizaine d’années je suis allé sur Internet pour la première, c’est parce que j’avais entendu parler de choses qui me  semblaient assez extraordinaires. Ce n’étaient pas les pages web qui m’ intéressaient, ni même les quelques rares jeux en ligne qui existaient alors. Ce qui m’intéressait, c’était les groupes en ligne : les forums de discussion et les listes de diffusion. J’aurais du mal a retranscrire l’impression de magie que j’ai pu ressentir lors du chargement des milliers de groupes avec Forte Free Agent. Dans chaque groupe, plus d’une personne était là, prêtes à discuter avec les autres. Dans chaque groupe, des discussion, sur des sujets aussi divers que la philosophie, la cuisine, les systèmes d’exploitation, les voyages… Un rapide CRTL-F m’appris alors que la hierarchie fr de Usenet ne comprennait aucun groupe dédié à la psychologie ou à la psychanalyse. Qu’importe ! Un passage sur fufe fr.usenet.forums.evolution) devrait régler cela en quelques posts.

Il faudra en fait quelques années, et entre temps j’ai appris deux trois choses : entre autres que fufe était aussi (surtout ?) un trollodrome, les secrets du quote printable, la nécessité d’avoir une signature conforme et la religion de texte brut. J’ai appris aussi la force de ces groupes, leurs mouvements d’emprise, leur cohésion et leur permanence. J’ai appris qu’ils pouvaient être des lieux d’échage comme de fermeture. J’ai appris l’attente anxieuse ou enthousiaste de la réponse de l’autre.

En même temps que Usenet, j’ai découvert les listes de diffusion. Autres lieux, autres moeurs, avec en commun l nettiquette. Les listes de diffusion, contrairement à Usenet, étaient un espace dont on pouvait régler.J’ai trouvé dans ces groupes  des questions qui alimentent le travail de thèse que je mène aujourd’hui : comment fonctionnent-ils ? L’absence du corps de l’autre est elle si importante ? Les mécanismes qui régissent les groupes en ligne sont ils différents, similaires aux groupes hors ligne ?

Il est évident pour tout le monde que le web a changé de forme. Pourtant, lorsque je suis arrivé sur Usenet, le web n’était qu’une partie de l’Internet. Certes, Usenet n’avais plus la puissance qu’il avait du temps de la Backbone Cabal (voir aussi la FAQ Cabal conspiracy) , mais pour quelques usenautes, Internet c’était Usenet. Usenet était alors considéré comme le coeur du cyberespace : un espace collectif
et partagé, qui connaissait certes ses crises, mais qui offrait aussi autre chose que le sociabilité hors ligne. Le web était vécu comme un espace marqué par l’individualité alors que Usenet offrait un espace ou la possession et le pouvoir se distribuait différemment. Sortir sur le web pour y créer psyapsy.org a pratiquement eu pour moi la valeur d’une sortie de la caverne. J’avais adoré le texte brut de Usenet. Le web, avec ses énormes souriards, ses avatars, ses caractères gras, italiques, soulignés, voire même clignotants me donnait l’impression d’être un amish a Las Vegas. Aussi, avais je tout à fait les dispostions nécessaires pour ne pas voir l’importance des blogues lorsqu’il sont
commencé à apparaître sur le domaine francophone. Les blogues me semblaient être des dispositifs d’écriture individualistes. Je les opposait aux forums et aux listes de diffusion : pourquoi s’enfermer seul alors que l’on peut rencontrer
tant d’autres sur Internet ?

Le web n’est plus le web

Il m’a fallu du temps pour reconnaître que le web n’était plus le web. Le web n’est plus le web depuis qu’il est devenu 2.0. Le web n’est plus le web depuis que les sites de réseaux sociaux ont capté la majorité de nos usages. Le web n’est plus le web depuis que nous avons pris l’habitude de nous appuyer sur l’avis d’étrangers. Le web n’est plus le web depuis l’émergence de nouveaux services qui permettent de faire en ligne que ce nous faisons de façon locale sur Internet, et de le partager avec d’autres. Le web n’est plus le web depuis l’apparition de services suffisamment souples pour inventer de nouveaux usages : microbloggig, videostreaming, microvidéo…

La formidable poussée démographique subie par l’Internet a nécessité la création de nouveaux outils de publication. Pour les nouveaux venus, il n’était plus question de passer des éternités à maitriser un logiciel avant de commencer à faire quelque chose. En retour, les masses énormes de nouveaux contenus ont nécessité de nouveaux outils. Dans le même temps, j’ai vu le volume des échanges sur Usenet et sur les listes de diffusion décroître, et certains groupes se sont même éteints. Même Usenet, qui a vu naître le web et a soutenu son développement, décline et voit sa fin programmée pour juillet
2004

Je m’en suis longtemps attristé.

Aujourd’hui je m’en réjouis

Ecrire dans les nuages

Car voilà la situation ou nous sommes parvenus : les listes de diffusion qui étaient autrefois des lieux de diffusion du savoir, de partage des connaissances, de rencontre avec les autres, sont devenues des zones d’inclusion. Ce qui était ouverture s’est fermé. De la même façon, l’élan extraordinaire d’initiatives comme Wikipedia, qui était ouverture à tous du et au savoir devient la seule référence . Nous avons à nous inquiéter de ce que n’importe quelle requête sur n’importe quel moteur de recherche donne un article wikipedia
dans les cinq premières réponses. Nous avons à nous inquiéter que le copier-coller qui concourt a la diffusion rapide du savoir ne se retourne en un poison contre la diversité. Nous avons à nous inquiéter de la constitution de tout monopole.

La solution est d’écrire dans les nuages.

La seule manière dont nous pouvons contrebalancer les énormes monopoles qui se construisent sur Internet de mettre dans les nuages ce que nous maintenons réservé pour nos listes de diffusion.

Plus de 99% de ce que nous disons sur les listes de diffusion n’ont pas un caractère privé qui mérite son retrait hors de la circulation
générale de l’Internet.  Nous devons remettre ces discussion dans l’espace public qu’elles ont quitté depuis la transformation du web. Nous devons le faire parce qu’il n’est pas souhaitable de laisser se constitue des monopole de savoirs ou de connaissance. Nous devons le faire parce que c’est rendre accessible au plus grand nombre des connaissances ou des débats sur une question. Nous devons le faire parce que c’est empêcher la constitution d’un “dark Internet” de la connaissance. Nous devons le faire parce c’est rendre à l’Internet la pluralité des voix qui fait sa richesse