Partout, des ruines, des cris, des explosions. Dans mon HUD, des informations tactiques défilent. Certaines me sont essentielles. La plupart me sont connues, et leur familiarité m’est rassurante. “Nouvel objectif. Nouveau connecté. Nouvelles pertes”. Je suis dans un univers connu qui change à tout instant. A tout moment, l’horizon de nouveauté, avec son lot de bonnes et de mauvaises surprises. Et puis cet horizon se transforme à nouveau en choses connues, reconnues et mille fois vue. C’est à la fois une déception, et un soulagement.

Tout le monde court. L’espace n’est que pure terreur. Il n’y a pas véritablement d’espace dans lequel on peut être totalement sauf. Ironiquement, il n’y a que la mort qui offre un moment de répit : pendant quelques secondes, je peux revoir les actions qui ont conduit mon infortune, ou assister aux actions des autres. Même si je suis puissamment armé, j’ai une conscience aigüe de ma faiblesse. A tout moment, je peux être rejeté dans mon lieu de naissance. A tout moment, je peux revivre l’humiliation de retourner au spawn point, et d’avoir à attendre d’être à nouveau pondu dans le monde. A tout moment, je peux rencontrer plus puissant, plus agressif, plus méchant ou plus vicieux que moi. A tout moment, je dois être prêt à détruire ou être tué.

Chacun sait ce qu’il a à faire, et avec un peu de chance et d’esprit de ruche, quelque chose de merveilleux émergera du chaos initial. Les trajectoires initiales s’insèreront dans un immense schéma tactique lisible par tous. Les actions des ennemis seront vaines, car elles seront immédiatement interprétée et combattue par l’intelligence collective qui prendra les mesures efficaces.

La très grande majorité des jeux vidéo déroulent sous ce schéma. Il s’agit de naitre au monde avec certaines qualités, de combattre un adversaire et de le défaire. Les émotions suscitées sont des émotions de base : la peur, la colère, la surprise, la joie en sont les ingrédients de base. Le mépris vis-à-vis des partenaires, toujours suspectés de ne pas être à la hauteur est banal. La tristesse clôt toujours la défaite et la satisfaction n’est jamais totale après la victoire : tant de batailles restent à mener.

Le processus pubertaire

De leur origine à aujourd’hui, les jeux vidéo suivent reprennent des problématiques rencontrées à l’adolescence.

Le processus pubertaire confronte l’adolescent à un processus impossible à contrôler : il ne peut être ni déclenché volontairement, ni accéléré, ni contrôlé. Il ne peut qu’être vécu. Les transformations corporelles fragilisent les bases identitaires et narcissiques. Le corps, compagnon familier depuis toujours, se modifie dramatiquement. Les modifications peuvent être accueillies favorablement si elles sont conformes aux idéaux de la culture, mais elles sont toujours sources de déplaisir et d’angoisse parce qu’elles sont impossibles à maitriser. La vie dans la famille se complique du fait de la réactivation de la problématique œdipienne. Mais contrairement ce qui s’était passé dans l’enfance, les fantasmes ne sont plus aussi bien couverts par le refoulement. Les changements corporels laissent à penser que leur réalisation est possible, ce qui projette l’adolescent en dehors du cercle familial. Les groupes d’adolescents sont une réponse défensive élaborée en réponse aux craintes de dépendance des figures parentales.

Le pubertaire correspond psychiquement à une augmentation sensible de la poussée pulsionnelle. Celle-ci s’exprime sous la forme du plaisir pris dans les blagues scatologiques et sexuelles, les transgressions plus ou moins symboliques, les fantasmatisations agressives et sexuelles. Parfois, la pulsion excède les capacités de penser de l’adolescent, et elle s’exprime sous la forme d’acting : conduites à risques, consommations de toxiques sont alors des moyens d’explorer les limites du possible et pensable.

A l’intérieur des groupes de pairs, les adolescents sont confrontés à deux mouvements antagonistes. Le premier est l’homophilie qui permet de construire le groupe sur la base de similarités. À cette tendance réductrice s’oppose une tendance à créer, maintenir et augmenter les différences à l’intérieur du groupe. La première tendance est un des ingrédients du plaisir à être ensemble mais ce plaisir se paye de renoncement à toute originalité individuelle. La seconde tendance permet les plaisirs de la rivalité et de la compétition mais se fait au risque de la destruction de l’ensemble.

Les jeux vidéo, miroirs du processus pubertaire

Dans les processus qu’ils mettent en œuvre, les jeux vidéo reprennent les éléments clés du développement adolescent. Chapelier (2007) note que les jeux vidéo les jeux vidéo mettent en jeu principalement la compétition (qui renvoi a la rivalité fraternelle ou œdipienne), l’emprise (des êtres humains, du temps), la transgression des lois fondamentales (meurtres, vols…). Ils permettent des décharges pulsionnelles (par micro-motricité et expression verbale). Ils sont un équivalent masturbatoire. Ils réalisent l’accomplissement de la quête du graal (acquérir l’objet de la toute-puissance). Ils sont proches du rêve (dans leur forme mais pas dans leur logique). Ils mettent en jeu la rencontre avec le hasard. Ils sont une forme de plaisir esthétique.

La compétition est au cœur du jeu vidéo, mais elle n’est pas  uniquement tournée vers les autres. Elle est, depuis Space Invaders (Triclot, 2011) une compétition envers soi-même. L’enregistrement méticuleux de toutes les actions du joueurs, et leur présentation sous la forme d’un tableau des réalisations passées à et venir fonctionne comme un surmoi auquel rien n’échappe. Il y a à cette situation au moins deux effets. Le premier est que le joueur se forme une idée précise de ce qu’il a réalisé et de ce qu’il reste à faire. S’agissant d’adolescent, cela est une opportunité, car cela lui donne un objet sur lequel exercer sa maitrise. Le second effet concerne le narcissisme. D’un côté, avoir une représentation de ses actions est un appui important pour le narcissisme. Avoir un effet sur le monde est une des choses et un des plaisirs les plus importants qui soit. De l’autre, la liste des choses qui restent encore à faire peut souvent ne jamais être achevée ce qui provoque au contraire des sentiments d’incapacités.

S’agissant d’emprise, le jeu vidéo est une activité idéale. D’abord parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’un objet, mais d’un espace à contrôler parfaitement. Un objet se contrôle de l’extérieur, tandis que les jeux vidéo abaissent la frontière entre le soi et le monde extérieur. La maitrise se fait de l’intérieur. Elle concerne les éléments du décor, les objets mobiles dont il faut connaitre les trajectoires de collision, les alliés et l’adversaire dont il faut connaitre les positions et les capacités, et enfin les éléments de l’interface. La maitrise du dispositif est la clé du plaisir à jouer aux jeux vidéo. C’est elle qui ouvre aux plaisirs de la sensation de flux (Csikszentmihalyi, 1975) et au jeu créatif. Le jeu vidéo excessif, parce qu’il concerne dans la très grande majorité des cas à des personnes encore aux prises avec le processus pubertaire, est à comprendre comme une tentative de trouver un objet sur lequel exercer la pulsion d’emprise.

La décharge pulsionnelle est facilitée par le contexte ludique. Le jeu, par la régression, autorise la traduction dans la vie consciente d’éléments qui sont habituellement réprimés. Dans le jeu libre, toutes les composantes psychiques sont susceptibles de faire l’objet d’une telle libération. Le jeu vidéo est focalisé sur les émotions de base, et laisse peu de place à des émotions ou scénarii fantasmatiques plus riches et complexes comme la sollicitude ou l’empathie. Cette limitation n’est pas celle du jeu vidéo en soi. Les formes littéraires ne sont pas encapsulées dans le livre. La bande dessinée a par ailleurs montré que l’on pouvait sortir du schéma de la quarantaine de pages mis en place par la bande-dessinée franco-belge dans les années 1960. Des jeux comme Heavy Rain (1991) ou Journey et leur succès commercial montrent l’émergence de nouveaux genres, et la présence de nouveaux publics

La plupart des jeux vidéo dramatisent la recherche de l’objet ultime : une bombe qui donne un avantage décisif, une arme surpuissance, une armure qui résiste à tout… L’accès à cet objet est long, pénible, souvent périlleux et le joueur doit souvent faire des choix tactiques. Doit-il miser sur un objet qui va accroitre ses capacités, mais dont l’acquisition est compliquée. Ou doit-il plutôt faire avec ce dont il dispose, le plus souvent en grande quantités, et pour des coûts ridicules. La question est en écho aux fantasmes des adolescents qui craignent et envient les adultes pour tous les pouvoirs (imaginaires et réels) dont ils disposent. L’adolescent doit lui aussi faire des choix au jour le jour pour décider s’il s’engage dans un travail long et difficile de transformation de soi ou s’il fait avec ce qu’il a. Le plus souvent, il ne fait pas de choix. Il s’engage dans les transformations que lui impose la puberté, tandis qu’il garde le bénéfice que les fixations et les régressions infantiles lui apportent.

Le rapprochement du jeu et du rêve a été noté par Evelyn Esther-Gabriel (1999), Michael Stora (2009), Yann Leroux (2008). Le rêve et le jeu vidéo ont en commun d’être des images et de scénariser des désirs. Le rêve n’est pas une expérience close. Il plonge profondément dans le corps du rêveur et dans les imaginaires collectifs. Il est polyphonique (Kaës, 2007) commun et partagé avec plusieurs personnes. C’est par cet aspect que l’on peut rapprocher le rêve et le jeu vidéo. Il s’appuie sur les histoires et les imaginaires des collectifs. Il permet d’articuler les espaces intra et intrapsychiques. Comme le rêve, le jeu vidéo fait flotter une question : qui joue ? Qui pense ? Qui éprouve dans le jeu vidéo ? Est-ce le joueur ? Ou est ce qui le représente dans l’espace du jeu ? Ou le jeu est –il joué ? Dans le cyberespace ? Dans l’espace psychique du joueur ? Comme le rêve, le jeu vidéo est joué avant d’être raconté a quelqu’un d’autre. Comme le rêve, le jeu vidéo ordonne et organise trois espaces : l’espace corporel-pulsionnel, l’espace intersubjectif et l’espace socioculturel. Ces rapprochements ne sont pas sans poser des questions. Jusqu’à quel point les dispositifs techniques ne nous imposent ils pas des prêts-à-rêver, des prêts-à-imaginer, des prêts-à-penser ? Quelles inceptions est ce que les jeux vidéo sont en train de mettre en place ? Penser-jouer en groupe, est-ce une manière de se décoller des imaginaires collectifs, ou le plus sûr moyen de s’y aliéner ?

La rencontre avec le hasard est une autre manière de mettre au travail les bonnes et les mauvaises surprises du pubertaire. L’adolescence est une période faite de hasards et de nécessités. L’adolescent est sans cesse en train de négocier entre la créativité et la destructivité. Le jeu vidéo est un espace dans lequel le hasard est enfin figurable et peut être même maitrisable. Les cycles de sauvegarde/chargement permettent à la fois de se mettre à l’abri des rigueurs des hasards et de garder en réserve ce que le hasard comme bonne fortune a pu apporter. Tyché et Fortuna se retrouvent dans le même espace. Parce qu’il est un système fermé, le jeu vidéo renferme la promesse d’en contrôler la connaissance et donc de se rendre maitre du hasard.

L’esthétique des jeux vidéo permet aux adolescents de mettre à l’épreuve leurs capacités rhétoriques. Il y a ici une dimension groupale : chacun s’accorde à trouver ce jeu vidéo beau et celui-là laid. En d’autre terme, le processus groupal se forme aussi autour de ce qui est considéré comme idéal vis-à-vis de la beauté. L’adéquation à l’idéal permet l’inclusion ou l’exclusion du groupe des adolescents. Cette dimension groupale n’est possible que parce qu’elle est doublée par une dimension individuelle. En effet, pour tout adolescent, la question esthétique se pose puisque le corps se fait tour à tour sublime et monstrueux. L’appétence de l’adolescent pour l’esthétique n’est pas seulement liée a une question de séduction ou de narcissisme. Elle est connectée au conflit esthétique décrit par Donald Meltzer à propos du nourrisson. Les yeux brillants de la mère, la sureté de ses mains, la densité de son corps le bombardent d’une charge émotionnelle intense le laissent à la fois émerveillé et relativement inquiet : quelle est la source de tant de beauté ? Ce qui est à l’intérieur est-il aussi beau que ce qui est à l’extérieur.

Les jeux vidéo permettent de revivre ces questions au moins de deux façons. La première est qu’ils sont des espace à explorer. La limite entre le dedans et le dehors est suffisamment abaissée pour que l’on puisse jouer avec. Jouer avec un jeu vidéo, c’est passer sans cesse du dedans de l’image à sa surface. Jouer à un jeu vidéo, c’est jouer à pénétrer l’enveloppe de l’image et à en modifier le contenu. C’est jouir du plaisir d’avoir à la fois une surface d’inscription et un espace contenant.

Les jeux vidéo sont fortement liés aux problématiques de l’adolescence. Il est probable qu’ils jouent aujourd’hui le même rôle que le rock and roll a joué pour la génération des boomers. Ils sont un signe de reconnaissance permettant au groupe d’adolescent de mettre en place des processus d’inclusion et d’exclusion et leurs thèmes traitent de questions qui sont au cœur de la problématique adolescente