La première fois que j’ai entendu Jane McGonigal, c’est sur une vidéo TED. Elle y exposait son slogan : “les jeux vidéo vont sauver le monde”. Sauver le monde ? Vraiment ? Oui, vraiment. Le jeu vidéo permettra de résoudre la famine, la pauvreté, le changement climatique, les conflits internationaux, ou l’obésité. Pour le public de TED, c’est à dire essentiellement des geeks, c’était des paroles douces comme du miel. S’entendre dire que farmer les Terres de feu est une façon de contribuer à une meilleure marche du monde que peut qu’être plaisant.

Mais après le temps de la séduction, il faut bien reprendre ses esprits, et se rendre compte qu’aucun jeu vidéo ne sauvera jamais le monde. Il y a à cela plusieurs raisons : a) d’abord, le jeu est une activité inutile; b) les pratiques engagées dans les jeux vidéo sont égoistes et ne permettent pas de bâtir une société; c)les jeux vidéo sont des porte-idéologies; e) les jeux vidéo sont fait pour être résolus.

Avant de voir ces raisons, examinons la thèse de Jane McGonigal. Les joueurs mettent tant d’énergie, nous dit-elle, tant de créativité, tant d’effort dans les jeux vidéo qu’il est tentant de faire autre chose avec cette énergie. Par exemple, les joueurs de jeux vidéo passeraient 3 milliards d’heures par semaine à jouer tandis que les wikipédiens passeraient 100 millions d’heures à construire l’encyclopédie en ligne. Le parallèle est frappant : imaginez ce que serait Wikipedia si on y passait 30 fois plus de temps ! Le petit peuple des gamers bâtirait une Cathédrale de Tous les Savoirs comme l’humanité n’en aurait jamais vu ! Ce serait une merveille d’intelligence collective !

Le point de vue de Jane McGonigal est exactement celui de l’ingénieur qui observe la beauté des chutes du Niagara et qui rêve d’installer une centrale hydroélectrique. Quelle beauté que ces chutes ! Quelles quantité d’énergie est ce qu’elle pourraient produire ! Sans doute, mais bâtir une centrale sur les chutes du Niagara détruirait à coup sur la beauté du site. De la même manière, canaliser l’énergie libre des joueurs dans autre chose que les jeux vidéo est une manière sûre de la la faire disparaitre.

L’’argument utilitaire laisse penser que les gamers feraient mieux quelque chose de plus utile. Personne ne s’y tourne les pouces. Il y a toujours quelque chose de précis et d’important à faire.” [TED vidéo]. C’est oublier un peu vite qu’il y a quelques tire-au-flanc dans WoW. Les grunts se plaignent souvent du travail qui leur est donné “encore du travail !” et il existe même une quête orque dans laquelle le joueur doit bastonner les paresseux pour leur faire reprendre le travail.

Il y a au cœur de la démarche de Jane McGonigal quelque chose de profondément anti-jeu :“Il n’y a pas de chômage dans World of Warcraft” s’exclame-t-elle et l’on comprend que pour elle le gamer est comme un grunt. Il faut qu’il soit bien dirigé par un “bon” design afin que son énergie ne soit pas perdue par le communauté. Ce qui avait commencé comme une amusante métaphore se dévoile comme une utopie et l’on voit apparaitre de peu plaisantes idéologies totalitaires.

Le jeu est une activité inutile

Rappel : le jeu est une activité inutile et sans conséquences.

Si les gamers passent autant de temps dans les jeux vidéo, s’ils refont une dizaine de fois une instance jusqu’à pouvoir la faire les yeux fermés, s’il perdent tant de combats avant, enfin, de parvenir à maitriser Chun-Li ou King, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un jeu. Fondamentalement, gagner ou perdre n’a pas d’importance dans un jeu. Ce qui importe, c’est jouer. Certes, perdre n’est pas agréable, mais combien échangeraient une heure de bon travail contre une heure de jeu, même si c’est une heure passé à perdre ?

Comme jeu, le jeu vidéo est une activité dont on a décidé par avance que les conséquences sont minimes pour les joueurs. Jouer à être aux commandes d’un F-14 Tomcat et larguer des bombes sur un objectif en criant “Bombs away” est sans conséquences. Etre aux commandes d’un drone qui affichera à peu près le même écran est tout à fait autre chose. Dans le premier cas, un “rejouer la mission” viendra à bout de toutes les difficultés. Dans le second, la vie d’alliés, d’ennemis et celle du pilote sont profondément engagés.

Jane McGonigal part d’une définition du jeu donnée par Suits : le jeu est une tentative volontaire de venir à bout d’obstacles non nécessaires. Le mouvement des pièces sur un échiquier, le nombre de points de vie d’un boss sont des choses non nécessaires. Elles peuvent être changées en quelques lignes de code ou on peut décider faire autre chose.

Par exemple, les positions dans une entreprise ne sont pas des “obstacles non nécessaires”. Les relations hiérarchiques des individus, la situation financière de l’entreprise dépendent de son histoire, de l’histoire sociale du pays lequel elle est implantée, et, du fait de la mondialisation, de l’état du monde.

Dans le monde du non-jeu, on ne peut pas décider de changer de jeu. La société ne se hacke pas. Elle n’est pas constituée d’une succession de 0 et de 1. Lorsque l’on hacke un jeu, on passe dans un ailleurs (le code) et l’on y introduit quelques modifications qui ont un effet sur ce qui est affiché dans le jeu. Dans la société, il n’y a pas de hors-jeu. Il n’y a pas de point hors réalité. Chaque individu, chaque société est pleinement dans le jeu social et ne peut en sortir.

Pourquoi jouons nous ? Pour jouer ! Pour penser à autre chose ! Pour éviter de penser 5 minutes dans quelles conditions critiques est ce que notre monde se trouve du point de vue des ressources naturelles et de l’état de ses sociétés ! Nous ne jouons pas pour sauver le monde, mais pour nous reposer suffisamment pour pouvoir ensuite être capable de nous attacher au dur travail quotidien qui nous attend. On peut le dire d’une autre façon : pour vivre dans le monde, nous avons besoin de vivre en dehors du monde. Vivre uniquement dans le monde, c’est être intoxiqué par la réalité !

Les pratiques sociales des gamers ne font pas société

Les jeux vidéo sont des espaces dans lesquels l’égoïsme est payant. Tout le monde veut faire des instances pour faire progresser son personnage et les groupes sont homogènes. On prend très rarement le temps d’attendre les trainards ou d’expliquer ce qu’il faut faire. Chacun fait son travail, et s’il ne le fait pas et que cela pèse au groupe, il est exclu. Nos sociétés fonctionnent sur un tout autre mode. Le préhistorien Yves Coppens a une très jolie phrase : l’humanité commence lorsqu’un groupe d’hominidés s’est arrêté pour attendre ses trainards. Sur ce simple critère, nous sommes loin d’avoir une conduite très humaine dans les MMORPG.

Les société construites par les gamers sont relativement pauvres. Elles sont de deux types. Elle peuvent être extrêmement organisées. Elles fonctionnent alors sur le modèle du phalanstère ou du commando. Chaque individu est assigné à une place et la perte de liberté qu’il endure est compensé par les récompenses qu’il obtient ingame : haut faits, boss tombés, objets rares etc.

D’autres sociétés laissent plus de liberté aux joueurs. Chacun est libre d’aller et venir et progresse à son rythme. La grande liberté se paye alors de peu de succès ingame ou d’une progression plus lente.

Si l’on devait transposer ces sociétés hors ligne, le régime politique serait soit le totalitarisme soit l’anarchie. Tous les autres systèmes politiques (le parlementarisme, le présidentialisme, le fédéralisme…) disparaitraient. On voit à cette réduction à quelle appauvrissement est-ce que la gamification des individus et des sociétés nous conduirait

Les jeux vidéo sont des porte-idéologie.

Les jeux vidéo ne sont pas des médias libres d’idéologies. Ils ne sont pas des points de vue neutre sur le monde. Jouer a Mario ou a CoD c’est endosser un moments des points de vue sur la masculinité, la féminité, et la violence. Par exemple, la figure de l’arabe dans les jeux vidéo est une figure essentiellement menaçante et ces caractéristiques se sont accentuées avec l’attentat du 11 septembre 2001 aux USA. L’idéologie ne transparait pas uniquement dans les contenus. Elle est profondément enracinée dans les mécaniques du jeu. WoW peut ainsi être compris comme une machine idéologique qui pousse a accepter le modèle économique libéral sans le critiquer : faites quêtes quotidiennes et vous aurez du stuff épique !

Comment les jeux vidéo si en phase avec les idéologies du moment pourraient porter ne serait-ce qu’un début de révolution ? Plutot qu’une révolution, est ce que les jeux vidéo et surtout le mouvement de gamification ne sont pas plutôt des avatars du néolibéralisme qui voudrait nous faire croire que tout peut être fun et oublier que derrière chaque checkin sur Foursquare ou like sur Facebook, celui qui gagne de l’argent n’est pas celui qui clique ?

Les jeux vidéo sont faits pour être résolus

Les jeux vidéos sont construits pour pouvoir être résolus. A chaque fois qu’un joueur commence un jeu, il est confronté à des problèmes à résoudre : que dois-je faire ? que puis-je faire ? comment puis-je le faire ? ou sont mes alliés ? mes adversaires ? La réussite est toujours à l’horizon des compétences du joueur. Il sait qu’il réussira. Il suffit d’y passer suffisamment de temps.Les taches confiées aux joueurs sont à leur portée. Le sentiment de réussite vient du fait que soudain cet horizon s’enrichit de perspectives nouvelles.

La réalité sociale est toute autre Lorsque vous vous appelez Jean Moulin, Gandhi, ou Nelson Mandela vous ne savez pas si vous allez réussir. Dans la réalité sociale, les réussites épiques se produisent parce que quelqu’un a pensé l’impensable. . Dans les jeux vidéo, elles se produisent parce que quelqu’un a réussi le prévisible. Parce la réussite est incluse dans le dispositif, il n’est pas possible d’y faire apparaitre de nouvelles réalités.

Comme gamer, cela m’attriste de voir à quel point les jeux vidéo se prêtent admirablement aux retournements de la gamification. Comme psychologue, je ne peux soutenir la mise en place de pratiques, qui lorsqu’elles sortent de l’univers du jeu, s’apparentent trop au conditionnement. Comme citoyen, je préfère que l’on invente d’autres modes d’être ensemble que ceux qui ont contribué à nous mettre dans la (mauvaise) situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui