La question du temps que les enfants passent devant les écrans est récurrente dans les médias et dans les publications scientifiques. Les enquêtes montrent que le temps que les jeunes consacrent aux écrans augmente au fur et à mesure que les jeux vidéo et les médias sociaux jouent un rôle important dans leur vie. Une des premières enquêtes menées par Rideout (2013) montre que les enfants de moins de huit ans passent en moyenne une heure et cinquante-cinq minutes devant des écrans (télévision, DVD, ordinateur, jeux vidéo, smartphones). Pour beaucoup, ce temps est perçu négativement. Il est associé à des troubles de l’attention, du sommeil, à l’obésité, à des difficultés scolaires ou à l’agressivité. Cela a conduit des instances scientifiques comme l’AAP à faire des recommandations sur le temps que les enfants passent devant les écrans. En 2001, l’AAP a préconisé de limiter le temps que les enfants passent devant des écrans à deux heures maximum. En 2013, l’AAP a modifié ses recommandations en précisant que ces restrictions ne doivent concerner que les médias destinés au divertissement. Dans le même temps, l’AAP a repoussé l’âge limite d’accès à trois ans.

Ces modifications tiennent au fait que l’AAP a pris en compte le rôle positif que les écrans peuvent jouer dans le développement des enfants. Cependant, l’idée que le temps passé auprès des écrans est généralement nuisible ou inutile pour les enfants est encore largement partagée dans les médias.

L’idée que le temps passé auprès des écrans est problématique remonte aux années cinquante. Pendant cette décennie, la montée en puissance de la télévision comme média de masse se traduit par un taux d’équipement important des foyers américains. Les enfants regardent assidûment leurs émissions de télévision préférées, et des psychologues examinent les conséquences cognitives, affectives et physiques de cette activité sur leur développement. Les études sur les médias numériques s’inscrivent dans la tradition de recherche sur la télévision. Hier comme aujourd’hui, les psychologues tentent de trouver des liens entre le temps passé avec un média et des aspects du développement bio-psycho-social des enfants. Mais hier comme aujourd’hui, penser la relation entre une personne et un média uniquement sous l’angle du temps est problématique.

Le déterminisme technologique

La première critique que l’on peut faire est que le temps d’écran est une construction qui affirme que les médias ont un effet direct, puissant, immédiat et négatif sur le public. Lorsque le public est constitué d’enfants, le discours insiste sur le fait que leur immaturité les rend davantage sensibles aux effets du média. Le déterminisme technologique emporte avec lui tout un champ sémantique associé à la consommation et à l’usage des drogues. Les appels à la limitation de la “consommation” des médias ou à “l’utilisation” des écrans maintiennent dans l’espace public l’idée que les médias seraient similaires à des drogues. La notion d’une addiction aux jeux vidéo contribue à ce parallèle, même si elle est largement contestée par des psychologues et des psychothérapeutes.

Cependant, l’idée que les comportements ou le développement sont déterminés par les médias ne tient pas compte de leur réception par le public. Plutôt que d’avoir un modèle unidirectionnel qui décrit les effets des médias sur les enfants ou les manières positives ou négatives dont les enfants perçoivent les médias, il faut penser les choses de manière plus interdépendante (Buckingham, 2006). Des facteurs sociaux, situationnels, personnels et les caractéristiques des médias doivent être pris en compte (Clark, 2013 ; Hoover, Clark et Alters, 2004).

La vision condescendante et paternaliste

Les restrictions du temps passé avec les médias concernent électivement les médias dédiés au divertissement. De ce fait, volontairement ou non, ces restrictions transforment les loisirs des jeunes en comportements pathologiques à contenir et à surveiller. Ces restrictions sont des condamnations morales qui visent des personnes considérées comme moins éduquées (les enfants, les “masses”), dont on pense qu’elles feraient mieux d’occuper leur temps à travailler plutôt qu’à s’amuser. Elles illustrent une position condescendante et paternaliste envers des personnes dont les capacités de négociation et de réinterprétation des textes qui leur sont présentés (Appadurai, 1996 ; Ginsburg, Abu-Lughod et Larkin, 2002 ; Radway, 1984) sont purement et simplement niées.

Les médias apportent aussi aux jeunes des significations et des expériences partagées. Ces expériences peuvent être mises au service de la construction de la vie familiale (Lull, 1990 ; Morley, 1988 ; Clark, 2013) ou de la personne. Jouer aux jeux vidéo peut ainsi être une occasion de resserrer les liens entre les membres d’une même famille. Pour les adolescents, les jeux vidéo permettent d’être en contact avec des contenus qui correspondent aux challenges de l’adolescence, d’explorer et de s’approprier la culture du gaming.

La simplification de la perception du temps

Le temps est une mesure complexe qui ne se limite pas à un nombre de minutes. Le temps est perçu différemment par les familles en fonction de leurs croyances (Jordan, 1992). Les recommandations en termes de temps ne prennent pas en compte l’expérience du temps construite par les familles et leurs membres au travers de leurs rituels et de leurs routines. Le fameux repas du dimanche dans la belle-famille n’est pas perçu de la même façon par les enfants et par les parents. Par ailleurs, le sens du temps des enfants n’est pas le même que celui des parents. Bien sûr, ces arguments peuvent être mis de côté si le temps passé avec un média était lié à des difficultés de développement ou à des troubles. Mais ce lien n’est pas établi. Passer beaucoup de temps avec un média n’est pas nécessairement lié à davantage de troubles. Des études récentes montrent que la relation entre le bien-être et les médias est loin d’être linéaire, puisque des personnes qui ont une faible utilisation des médias et celles qui ont une utilisation importante peuvent avoir des scores faibles sur les échelles de bien-être.

Moins de médias ne signifie pas plus d’autre chose

La théorie du déplacement est au cœur des recommandations basées sur la limitation des médias. L’idée est que le temps passé avec un média est un temps pris sur une autre activité qui peut être plus intéressante du point de vue du développement. Plutôt que de jouer aux jeux vidéo, les jeunes gagneraient à avoir des activités de plein air ou d’intérieur comme le football, le dessin, la musique, la lecture ou le travail scolaire. Cependant, cette théorie du déplacement reste une théorie. Rien n’indique qu’une personne se tournera vers une activité créative si elle ne peut plus jouer aux jeux vidéo. Par ailleurs, cette théorie a tendance à hiérarchiser les activités en décidant par avance que les activités médiatiques sont moins utiles au développement que les autres. Pourtant, si l’on en reste aux jeux vidéo, ces activités sont associées à des éléments positifs pour les joueurs dans les domaines cognitif, affectif, motivationnel et social.

Conclusion

En conclusion, la question du temps passé devant les écrans par les enfants est bien plus complexe qu’une simple relation de cause à effet entre durée d’exposition et impact négatif sur le développement. Si les recommandations visant à limiter ce temps reposent sur des préoccupations légitimes, elles tendent à simplifier à l’excès une réalité bien plus nuancée. D’une part, les médias numériques ne se réduisent pas à des éléments passifs et nocifs ; ils peuvent aussi jouer un rôle enrichissant, tant sur le plan cognitif que social et affectif. D’autre part, les restrictions imposées aux enfants et aux adolescents reflètent parfois des jugements moraux et culturels plus que des constats scientifiques rigoureux.

Plutôt que de se focaliser uniquement sur le temps d’écran, il serait plus pertinent d’analyser la qualité des contenus et les contextes d’utilisation. Une approche plus holistique, prenant en compte les interactions sociales, les motivations des utilisateurs et les dynamiques familiales, permettrait de mieux comprendre l’impact des médias sur les jeunes. Enfin, l’idée selon laquelle réduire le temps d’écran favoriserait automatiquement d’autres activités plus bénéfiques repose sur une hypothèse discutable. Il est donc essentiel d’adopter une réflexion plus nuancée, loin des simplifications alarmistes, en reconnaissant que les écrans, bien encadrés et utilisés avec discernement, peuvent être des outils de développement et d’enrichissement personnel.