L’UNAF a mis en ligne un article dont le titre est sans appel : “Il est temps de prendre au sérieux les questions de cyberdépendance“. L’article, comme toujours dans ce domaine, essaie sans jamais y réussir, de rendre au mieux compte des différentes facettes de cet objet complexe qu’est le jeu vidéo et de maintenir l’hypothèse du jeu vidéo comme drogue

Le papier commence plutôt bien : il est rare, en France, d’entendre dire que le joueur moyen n’est pas un adolescent mais un trentenaire.  Mais les choses ne durent pas puisqu’il est fait état du comportement “hystérique” de certains joueur lors de la sortie de nouvelles machines ou de nouveaux jeux ou encore de la mort de “ce joueur coréen mort épuisé après plus de 50h de jeu sans discontinuité.”

Des psychiatres ont été consultés. Deux responsables de service addictologie, Luc Venisse (CHU Nantes) et Jean-Claude Matysiak (CH Villeneuve St Georges) se prononcent clairement pour une addiction aux jeux vidéos. Jean-Claude Matysiak a même fondé dans son service une consultation Jeux vidéos. Il soutient l’idée d’une “dépendance sans drogue” dans laquelle il verrait bien entrer la dépendance aux jeux vidéos.

Pourtant, la question de la dépendance aux jeux vidéos est loin d’être prouvée. La construction même de l’article le montre puisque l’on oublie que les chiffres donnés en introduction pour en venir au coeur de cible. Il n’est plus question de trentenaires mais d’adolescents. On passe par ailleurs du conditionnel : “l’accès massif aux jeux vidéos traduirait donc une fascination.” à des affirmations  en glissant éludant les étapes intermédiaires. On pourrait par exemple objecter que l’addiction n’est pas n phénomène massif. Elle ne concerne qu’une marge de la population, et que l’accès massif aux jeux vidéos est a entendre comme un phénomène culturel et non comme une pathologie

Comment la passion devient une maladie

Comme d’habitude, les choses sont accumulées sans être articulées. Pour rendre compte de la “fascination” des jeux vidéos, toute une série d’éléments sont donnés. Aucun d’entre eux ne correspond aux facteurs psychodynamiques que l’on retrouve dans l’addiction : esprit de compétition, volonté de progresser, d’améliorer ses compétences ne me semblent pas faire partie des motivations du toxicomane. La recherche de règles et de reconnaissance non plus. Le désir d’évasion n’est pas encore – mais à lire certains, pour combien de temps – une maladie.

Les jeux visés sont les MMO. Prenons juste un exemple qui illustre bien la façon dont les choses sont construites. Il s’agit d’une des caractéristiques des MMO :

- développement de nouvelles fonctionnalités en particulier le développement d’économies souterraines de biens (et personnages) virtuels qui renforcent la pratique excessive. Dans le même schéma citons l’appropriation du jeu vidéo par les joueurs qui permet l’émergence de « faiseurs de mondes » (vidéos, programmes spécifiques, amélioration graphique des univers)

Acheter des personnages et des objets réduit d’autant le temps de jeu. Plus besoin de “farmer” ou de faire les instances compliquées puisque l’objet peut être acquis pour quelques dizaines d’euros. L’appropriation du jeu vidéos via les machiminas ou les mods est une oeuvre de création et par là même éloigné de l’univers de la toxicomanie.

Il semble bien que pour certains psychologues ou psychiatres, toute passion est suspecte d’être une pathologie. Et de la suspicion à la condamnation, il n’y a qu’un pas qu’ils franchissent rapidement. Se trouve ainsi réalisé la prédiction de Michel Foucault qui voyait dans la psychologie et la psychiatre des disciplines au service du pouvoir et de l’idéologie dominants.

 

Renversements et chiffres imaginaires

Il me souvient que Jean-Claude Matysiak a co-écrit un livre avec Marc Valleur (Les nouvelles addictions) dans lequel le jeu le plus “addictogéne” était… Counter Strike ! Rien n’a jamais été dit sur le fait que ce soient les MMO qui occupent maintenant cette place. Il est bien repéré que ces MMO comportent de nouvelles formes de sociabilités et de nouvelles économies. Curieusement, c’est a propos de cette nouvelle économie qu’il est question pour la première fois de “pratique excessive”. Il y a une logique à cela : l’addiction aux jeux vidéo est purement et simplement une question économique : nous assistons à la création d’un marché de l’addicition aux jeux vidéos. Il est ainsi savoureux de lire qu’il n’y a pas d’étude sur l’addiction aux jeux vidéos et de trouver un paragraphe plus bas une estimation chiffrée : 1 à 2% des joueurs de MMO présenteraient une addiction aux jeux vidéos. Si l’on prend les 10 millions de comptes de WoW, cela fait déjà un certain nombre, et je m’ étonne que les collègues du monde entier n’aient pas repéré un phénomène aussi massif !

A partir d’une absence d’étude et et a partir de chiffres imaginés, il est facile de développer “les conséquences de l’addiction au jeu vidéo” et de proposer quelques mesures d’aide en direction des parents et des enfants. Curieusement, il est oublié que le joueur moyen est trentenaire, et donc majeur. Mais encore une fois, le principal “intérêt” est de soutenir les initiatives comme celles de Jean-Claude Matysiak à Marmotan : ouvrir des consultations jeux vidéos… A ce rythme, je ne doute pas que quelques compagnies s’adjoindront les services d’un expert pour garantir l’inocuité psychologique de leur produit. La boucle sera ainsi bouclée.

 

La maltraitance des jeux vidéos

La façon dont des collègues traitent et maltraitent l’usage des jeux vidéos ne peut plus être mis au compte d’une certaine méconnaissance. Les éléments donnés ça et là montrent bien que s’ils ne connaissent pas intimement les jeux vidéos, ils ont tout de même perçu, et particulièrement pour ce qui concerne les MMOs, les aspects sociaux qui sous-tendent cette pratique. Ces aspects sociaux ne se trouvent dans aucune toxicomanie. Par ailleurs, il n’est plus possible de dire que nous ne disposons pas d’étude sur l’usage de l’Internet et des jeux vidéos : ces études existent. Le fait qu’elles soient anglo-saxonnes ne doit pas géner les collègues puisqu’ils font référence au questionnaire “Are You a Net Addict” (1)de David Greenfield voire même à la plaisanterie de d’Ivan Goldberg (2). On en est arrivé au point ou l’on peut se demander s’il faut interdire aux addictologues de s’occuper des joueurs de jeu vidéo !

A la maltraitance d’une pratique et d’un objet, il faut aussi ajouter une simplification dommageable. Les choses nous sont présentées comme si une addiction se crée par simple contact avec un objet. Il n’en est rien. Nous savons que les déterminants biologiques, environnementaux et biographiques sont à prendre en compte. La toxicomanie est quelque chose qui se construit au long cours, parfois sur plusieurs générations, et non quelque chose qui s’ attrape au simple contact d’une drogue.

 Je lis avec déplaisir que l’OMNSH dont je suis membre est cité en appuis d’un dépendance aux jeux vidéos. Si l’OMNSH a un point de vue officiel sur le sujet, je serais heureux de le connaitre. S’il s’avérait qu’il allait dans le sens d’une quelconque dépendance aux jeux vidéos, je m’en désolidariserai. Olivier Mauco, lui aussi membre de  l’OMNSH a bloggé sur le sujet : i want some crack give me MMOG. Son billet vaut vraiment le détour : il montre la contamination des espaces de jeu par les logiques idéologiques du moment.  

 

(1) Voir la critique sans appel qu’en fait Jean Garneau

(2) Magie de l’Internet. Le mail original avait été perdu par Ivan Goldberg. Je l’ai longtemps cherché en vain. Il sort aujourd’hui du Dark Internet.