BattleField 1942. L’écran de chargement me donne un peu de temps pour récupérer de la dernière bataille et pour me préparer à la suivante. Je calme mon impatience en chantonnant la musique du jeu. L’entrée dans le jeu se fait avec ce curieux tressautement des personnages qui donne l’impression qu’ils atterrissent. Je ne connais pas la map et je fais un tour sur moi-même pour m’orienter. Autour, c’est déjà l’agitation. Quelqu’un saute dans un stuka et décolle. J’ai un bref moment quelques regrets : j’aurais aimé être aux commandes. Mais je sais aussi que le maniement des avions est délicat est qu’ils sont bien plus utilse au groupe entre les mains de pilotes aguerris. Je vois un énorme char. Je m’en approche et il démarre sous mes yeux. Il y a aussi une jeep et un camion. J’hésite, et j’opte pour le camion. Je monte a l’arrière : mieux vaut être conduit, puisque je ne connais pas le terrain. Au loin, j’entends quelques explosions. Un autre soldat monte avec moi et le camion démarre. Je regarde mon compagnon, et je pense a Opération Flash Point. Un coup d’œil dehors, et je vois la jeep qui nous rattrappe et nous double dans un nuage de poussière. Au même moment, le stuka passe dans un grondement et bat des ailes pour nous saluer. La scène se fige, ou plus exactement, je fige la scène pour la graver dans ma mémoire tant l’instant me semble beau et parfait : le nuage de poussière, la petite jeep, devant j’imagine l’énorme tank, et ce stuka qui bat des ailes en passant dans un vrombissement

– Ca y est ! On y est ! C’est la guerre, me dis-je.

Le jeu vidéo mêle trois espaces : celui de l’ici et maintenant du jeu proprement dit, l’espace psychique du joueur, et l’espace de jeu qui comprend à la fois les périphériques (manettes, joystick, clavier) et l’interface de jeu (icones, radars, jauges etc.). L’expérience vidéo-ludique articule ces trois espaces en les nouant à un quatrième, la culture, qui sert de méta-cadre. En référence aux travaux de Daniel Stern [1], je propose d’appeler ludopaysage cette configuration complexe qui mêle un dispositif informatique, des éléments de la culture, et l’espace interne de chacun, sensible aux aléas de sa météo personnelle Ces différents espaces sont comme une succession de calques ou de cadres, et tout l’art du jeu vidéo consiste à faire en sorte qu’ils se superposent harmonieusement. Si le joueur est trop pris par son espace interne, il n’effectuera pas les actions nécessaires au jeu ; s’il est trop attentif à ce qui se passe sur l’écran, comme cela est le cas lorsque l’on apprend a jouer, il ne pourra pas entrer ou se laisser aller au jeu. Jouer avec un jeu vidéo nécessite d’articuler et d’accorder ces différents cadres, de les habiter sans se laisser habiter par eux, de créer et de maintenir les conditions pour s’y laisser prendre, mais aussi à veiller que le dessaisissement soit possible.

Il arrive que certains ludopaysages soient isolés et conservés en mémoire par le joueur comme autant de moments privilégiés. Ils correspondent pour les jeux vidéos à ce que Roland Barthes appelait des punctum pour l’image. Le punctum est ce qui dans l’image m’appelle : « c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer » dit Barthes[2]. C’est le poinçon du désir de celui qui regarde. Dans les jeux vidéos, des scènes ou des détails d’une image, où même parfois une phrase musicale viennent parfois ainsi saisir le joueur au vif de son désir inconscient.

Ce qui est touché dans l’inconscient est un fantasme ou un désir dont l’élaboration est resté insuffisante. Il reste de ce fait coupé du fonctionnement général de la psyché. Le joueur a alors tendance a isoler des moments de jeu, et a les installer en soi comme autant de monuments qui commémorent le souvenir ou le mouvement de désir qui a été appelé.

Ces monuments permettent une appropriation des différentes formes d’expérience (Tisseron, 1999) : celle que l’on a de l’événement ou plus exactement de l’écho interne que le jeu a suscité; celles en relation avec son groupe d’appartenance ; celles en relation avec l’histoire de la nation. Ainsi, un jeu vidéo est toujours inscrit dans une société. Il est aux prises avec une culture et une histoire, et donne à jouer avec des éléments qui sont valorisés où dévalorisés dans la société en question. Cela peut être la violence, une guerre, ou des positions idéologiques. Ils permettent également de signaler que l’on fait partie de la communauté des gamers et que l’on en partage les codes, les valeurs et les histoires. Chaque joueur est amené à se situer par rapport aux autres en fonction de ses jeux de prédilection, de sa façon de jouer, voire de ses résultats. Il en résulte des mouvement identificatoires qui installent dans une identité qui se décline dans une nuancier complexe : casual ou hardcore gamer, camper, sniper, tank etc. Enfin, les gouts de chaque joueur pour tel type de jeu, sa façon de jouer, ou bien l’investissement prévalent d’un type d’unité, est en lien profond avec sa personnalité. Là encore, le jeu vidéo permet d’accroire son expérience et une meilleure intégration de la personnalité en donnant accès, en toute sécurité, à des zones de fonctionnement de la personnalité qui sont habituellement peu investies. Le jeu vidéo permet d’explorer les classiques oppositions masculin/féminin, activité/passivité mais aussi des éprouvés de puissance, de chute sans fin, de démantèlement, de liens obligés…qu’il n’est pas aisé d’éprouver dans d’autres activités.

Les jeux vidéos en général et les ludopaysages en particulier permettent un travail de symbolisation [3] en reprenant, ce qui, au niveau des individus où des groupes avait été laissé en suspens. Si la seconde guerre mondiale est le thème le plus fréquent dans les jeux vidéos, ce n’est pas tant que les joueurs soient plus agressifs que la moyenne mais du fait des traumatismes profonds que cette période a laissé dans notre mémoire collective.

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[1] STERN, Daniel. Journal d’un bébé. Odile Jacob. 2004

[2] Barthes, Roland. La chambre claire : note sur la photographie. Gallimard, 1989

[3] C’est ce travail de symbolisation que l’on confond trop souvent a une addiction. Le joueur n’est pas accroché à une nouvelle drogue numérique mais attaché à un travail de symbolisation. Cf Tisseron S., La dyade numérique ou les interactions précoces à l’épreuve des mondes virtuels. http://www.omnsh.org/article.php3?id_article=142