Marie-Rose Moro avec le père d'un patientAu CMPP, lorsqu’il a été discuté de « J’ai rêvé d’une grande étendue d’eau », j’ai eu quelque hésitation à être de ceux qui allaient présenter le film. Je dois avouer une ambivalence vis-à-vis de l’enthopsychiatrie et plus spécifiquement du setting mis en place par Tobie Nathan. Je me dis qu’il s’agit d’un dispositif novateur, permettant de recueillir et d’entendre ce qui ailleurs ne pouvait être entendu. Mais déjà quelque chose se dresse, et je me souviens de l’air de certitude d’un collègue me confiant : "la psychanalyse n’est pas possible avec les africains" Les formations de l’inconscient des Africains seraient elles si particulières qu’elles ne pourraient être explorées par le psychanalyste ? Mais voilà déjà une autre objection : les modes de maternage si particuliers de l’Afrique, l’enfance passée en petits groupes, la bienveillance accordée à tous les enfants, la polygamie… Tout ne fabrique-t-il pas quelque chose de particulier ? Pourtant, par mes souvenirs, je sais que l’on est schizophrène ou autiste de la même manière à Paris qu’a Dakar.

Alors, comment approcher ce que l’autre a de radicalement différent ? Comment prendre en compte le frayage dans les consciences et les inconsciences de siècles de déportation, d’esclavage puis de colonisation ? Comment prendre en compte ce que l’Afrique peut avoir de spécifique – car je crois que ce continent a quelque de particulier. Au delà des mers et des siècles, les femmes noires américaines ont conservé des tournures de corps, des attitudes que l’on voit à Dakar, Douala ou Bamako.

Rencontrer l’Afrique vous arrête. Les vieux blancs que l’on voit encore aux terrasses des cafés des villes africaines nous le disent. Ils ne sont pas de cette terre, mais ils y sont attaché. Ils ne sont plus non plus de leur terre d’attache. D’elle, souvent, il ne gardent que le marcel qui semble leur coller a la peau.

L’Afrique, avec ses bombillements de mouches, ses enfants aux ventres gonflés, sa terre ocre, sa chaleur, sa résonnance.

L’Afrique vous arrête. C’est l’expérience de Marcel Griaule qui, parti de Dakar pour rejoindre Le Caire lors d’une expédition ethnologique s’arrête aux pieds des falaises de Bandiagara. Aux pieds d’Ogotemmeli, devrais-je dire, car le "vieil informateur", comme l’appelle Griaule, initiera l’ethnologue au cours des voyages qu’il fera en pays Dogon. Parfois, l’Afrique vous retient : c’est en pays Dogon que réponse Marcel Griaule

Mais que retenir de l’Afrique lorsque l’on n’y vit plus ? Ou plus largement : comment vivre en dehors des symboles qui "enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total" comme le dit Lacan Comment vivre en dehors de ce monde ? Comment vivre en dehors des paroles qui vous ont porté ? Comment vivre hors de soi ?

« Etre nu, c’est être sans parole ». Voilà ce que Griaule entend d’Ogotemmeli

Etre nu. Voila une image de l’homme en situation d’immigration.

Vivre hors des signifiants qui vous ont vu grandir, c’est se transformer en traducteur. C’est un travail de tous les instants car avec chaque mot, c’est tout un univers qui vient. C’est toujours une épreuve. Parfois, c’est un traumatisme.

Il y a dans le film un thérapeute qui dit que chez lui, lorsque l’on est désorienté, on s’assied. Il y a là quelque chose qui peut être compris avec les références psychanalytiques. Lorsque l’angoisse est trop grande, on en vient à une image du corps plus sécure : les jambes manquent à soutenir l’être, et devant la menace d’effondrement, on s’accroupit. Plus rien de vient soutenir l’élan phallique.

Le thérapeute associait sur le rêve de la mère d’un petit patient ou il était question du "debout" de deux sœurs.

Debout, en Wolof, se dit taxow. Il est malvenu de laisser un invité debout dans une maison. On l’invite rapidement a s’assoir. S’assoir se dit togeul. C’est aussi ce que l’on dit d’un enfant turbulent : Togel : Reste tranquile, calme toi. Seuls les agités restent debout dans une maison. Rester debout, ne pas pouvoir s’assoir, c’est ne pas pouvoir faire le calme nécessaire pour accueillir la parole de l’autre et les liens qu’elle porte. Rester debout, c’est déjà dire que l’on est parti. "Ekcil" dit-on à l’invité : Arrive. Il faut cette parole pour que la personne puisse vraiment "arriver". Si l’arrivée est un moment

auquel il faut faire attention et qu’il faut préparer ou atténuer par des paroles conjuratoires, le départ l’est tout autant. Il est dans les rues de Dakar une pratique que l’on appelle Goungue Bouki. On raccompagne l’invité jusqu’a la porte, jusqu’au coin de rue, jusqu’a la rue suivante, et puis jusque chez lui. Et ensuite, on se fait raccompagner… Se séparer, sous toutes les latitudes, est une difficulté. Parfois c’est une épreuve. Parfois c’est un traumatisme

Avec un mot : Taxaw, c’est tout cela, et bien d’autres choses qui viennent. Cela est tu, mais traduit dans le « debout » de l’énoncé du rêve. Comment entendre l’autre dans et de sa culture ? Est-ce possible ?

La question me semble être celle du commun et du partagé. Elle est au cœur du quotidien du psychothérapeute

Tous les enfants que je reçois ont en commun le même cadre : "Tu peux dire en mots parole, en mots pate à modeler, en mots dessins ce que tu as a à dire. Je t’écouterai et je ne rapporterai a personne ce que tu me diras. Quant à toi, tu es libre d’en parler à qui bon te semble". Ce commun a une face sociale : il rattache le thérapeute a sa société d’appartenance, a ses formateurs, et a la théorie de référence qu’ils utilisent tous.

"Le « commun » est la substance psychique qui unit les membres d’un lien, quelle qu’en soit la configuration" dit René Kaës

Bien évidement, tous les enfants ne se servent pas de ce cadre commun de la même façon. Certains privilégient un dispositif d’écriture, d’autres s’engagent de telle ou telle façon dans la relation. De cette chose commune, il font, avec le thérapeute, quelque chose de partagé c’est à dire, toujours avec René Kaës, "la part que prend chaque sujet ou à la place propre et complémentaire qu’il occupe dans un fantasme, une alliance, un contrat, un système défensif commun aux sujets d’un lien"

Bref, même si nous avons toujours du singulier, du privé, du spécifique, nous avons toujours des espaces d’ouverture possible vers le banal, le commun, le partagé car nous menons une double existence : nous sommes à nous même notre propre fin et maillon, bénéficiaire, serviteur et héritier d’une chaîne intersubjective et transgénérationnelle.

C’est finalement une question de focale. Focale, cadre. Voila ce à quoi, à sa facon, J’ai rêvé d’une grande étendue d’eau de Laurence Petit-Jouvet tente de répondre..