Dans la discussion sur l’addiction aux jeux vidéo, la biologie est souvent prise comme preuve ultime. Le raisonnement est le suivant : le cerveau des joueurs de jeu vidéo fonctionne comme celui des addicts aux drogues dures. Cette théorie peut être résumée sous le nom de cocaïne numérique
Il faut rendre à César ce qui appartient à César. Ce sont d’abord les joueurs de jeux vidéo qui ont opéré le rapprochement entre les jeux vidéo et les drogues. Les joueurs de Everquest (1999) ont appelé leur leur Evercrack pour souligner l’attraction importante que leur jeu pouvait provoquer. Le lien entre l’addiction aux substances et l’addiction aux jeux vidéo est donc d’abord le fait des joueurs eux-mêmes.
Ce rapprochement est fondé en partie. Pour le comprendre, il faut remonter un peu dans le temps. L’histoire des bases neurologiques du plaisir remonte aux années 1950 lorsque James Olds et Peter Milner identifient accidentellement un “centre du plaisir et de la récompense” en introduisant une électrode dans la mauvaise région du cerveau d’un rat. Ils constatent qu’ainsi équipé, le rat préfère stimuler cette zone plutôt que de prendre de la nourriture et ce jusqu’à mourir d’inanition. Puisque les zones stimulées provoquaient la libération de dopamine, que la dopamine est aussi libérée lorsqu’une personne prend de la cocaïne, les chercheurs ont conclu que l’expérience du plaisir est une conséquence de la libération de dopamine et que celle ci peut expliquer le phénomène de l’addiction. Lorsque des années plus tard, il a fallu expliquer l’intérêt où la passion des gamers, ce modèle dopaminergique à été utilisé : les rats, les cocaïnomanes et les dépendants aux jeux vidéo partagent un mécanisme biologique commun qui explique leur addiction.
Pour autant, ce modèle dopaminergique de l’addiction aux jeux vidéo n’est rien d’autre qu’une image.
Tout d’abord, la théorie qui fait de la dopamine le mécanisme neurologique du plaisir est abandonnée depuis les années 1990. La recherche a en effet montré que plusieurs mécanismes expliquent l’expérience du plaisir. Il est donc inapproprié de faire de la dopamine le seul mécanisme de l’addiction.
Ensuite, une expérience menée par Bruce Alexander montre que la dopamine ne peut expliquer à elle seule les comportements addictifs. Ce chercheur a montré l’importance de l’environnement en comparant le comportement de rats placés dans des cages individuelles avec celui de rats placés dans des cages ou leurs besoins sociaux et biologiques pouvaient plus facilement être satisfaits. Les rats placés dans des cages ou ils avaient des roues d’exercice, de la nourriture, des balles pour jouer et des endroits pour s’accoupler avaient 19 fois moins tendance à consommer de la morphine diluée dans de l’eau que rats en confinement solitaire. Le comportement addictif observé par James Olds et Peter Milner peut alors être expliqué en partie par l’environnement non adapté et stressant dans lequel était placé leur rat.
Ajoutons encore que la dopamine est libérée dans des structures qui interviennent dans la mémorisation, la gestion des émotions, ou la navigation dans l’espace. Or ces trois éléments sont fortement sollicités dans les jeux vidéo. La libération de la dopamine dans le cerveau des gamer s’explique autant par le plaisir des parties – qui n’est d’ailleurs pas toujours au rendez-vous – que par les opérations cognitives de mémorisation, de contrôle des émotions et de représentation de l’espace que les joueurs doivent exécuter pendant leurs parties.
Enfin, il faut rappeler que les quantités de dopamine sont très différents selon que l’on parle de drogue ou de jeu vidéo. Il est estimé que la prise de cocaïne suscite une augmentation de 350% de la dopamine tandis que le crack provoque une augmentation de 1200% de ce même neurotransmetteur. De leur côté, les jeux vidéo ont été associés à une augmentation de 50 à 100% du niveau normal de dopamine. La différence est si importante que l’on est en droit de remettre en question l’égalité entre la cocaïne et les jeux vidéo.
La théorie de la “cocaïne numérique” est donc fausse. Elle prend ses racines dans la culture populaire des gamers qui avaient besoin d’une image pour rendre compte de leur engagement avec un jeu vidéo mais elle n’est pas supporté par l’état actuel des connaissances scientifiques sur le plaisir ou l’addiction.
Alexander, B. K., Beyerstein , B. L., Hadaway, P. F., & Coambs, R. B. (1981). Effect of early and later colony housing on oral ingestion of morphine in rats. Pharmacology Biochemistry and Behavior, 15(4), 571-576.
Olds, J., & Milner, P. (1954). Positive reinforcement produced by electrical stimulation of septal area and other regions of rat brain. Journal of comparative and physiological psychology, 47(6), 419.