Azshara est coincée entre les terres rouges de Durontar et les vertes forêt de Orneval. Les premières sont tenues par les orcs de Thrall et les secondes sont parcourues par les elfes de la nuit. Azshara semble faite pour que les deux factions se rencontrent et s’affrontent. Leurs collines ont vu maintes batailles et maints héros tomber. Mais aujourd’hui, la chasse est particulière. Aujourd’hui, l’Ally et le Hordeux mettront de coté leur haine séculière. Il se sont trouvé un nouvel ennemi. Ils sont quatre à le traquer. Un nain guerrier, un guerrier orc, une trollesse chasseresse et un chaman orc passent Azshara au peigne fin. Il trouvent. Là, ils trouvent un elfe de nuit au comportement caractéristique. Il reste dans la même zone. Il tue rapidement des ses cibles et il ne répond pas aux questions qu’on lui pose. L’elfe de la nuit répond à tous les stigmates du farmer chinois. Une fois identifié, sa mise à mort ne demande que quelques secondes au petit groupe.
Un farmer chinois est une personne qui utilise le jeu à d’autres fins que pour jouer. Il revend les ressources qu’il accumule non pas contre les bonnes vieilles pièces d’argent d’Azeroth, mais contre le bon vieux dollar. Les farmers ont fini pas susciter l’exaspération chez les joueurs. Ils sont accusés de nuire à l’équilibre du jeu en générant de l’inflation et en empêchant les joueurs réguliers de jouer. La colère devient telle que des expéditions punitives sont menées et documentées sur les sites de partage de vidéo. Ces mouvements de rage ne sont pas sans faire penser à des moments de l’histoire américaine.
La présence des chinois sur le sol américain est surtout liée a la ruée vers l’or californienne. Les chinois y sont au départ bien accueilli et plébiscités pour leur attachement au travail. De leur coté, les chinois trouvent en Amérique de bien meilleures conditions de vie qu’en Chine. Ils gagnent suffisamment bien leur vie pour pouvoir envoyer de l’argent dans leur pays natal et nourir leur famille aux USA. Ils deviennent la communauté étrangère la plus importante. Leur attachement à leurs coutumes, leurs longues queues de cheval et leurs robes les rendent immédiatement repérables. Le coolie devient synonyme d’une personne présentant des tares morales : incapable de s’intégrer, avare, et dangereux pour l’ordre public. En une dizaine d’années, le rendement des placer a considérablement baissé. On ne fait plus fortune en Californie avec l’or. Les tensions dans la communauté des mineurs augmentent, avec en ligne de mire le coolie accusé de leur travail aux américains. Le coolie est suspecté de travailler pour un maitre resté en Chine. Son travail ne profiterait donc pas au pays mais à un étranger resté dans l’ombre. La fiction permet de masquer les conditions de vies faites aux coolies sur le sol américain par ces compagnies comme la Central Pacific Railroad . Elle va aussi permettre des exactions.
La tension contre les chinois va se résoudre brutalement dans des mises à sac et des massacres comme à Los Angeles où 19 chinois sont tués et leurs biens pillés. Les exactions sont le fait d’ouvriers américains qui voient dans coolie le responsable de leur misère sociale. Le sud reprend avec les chinois la rhétorique raciste : les chinois sont des êtres inférieurs, à mettre au même niveau que l’indien et le nègre, c’est à dire un peu plus qu’un meuble et un peu moins qu’un animal.
Après le vote du “Chinese Exclusion Act” [Fr Wp] en 1882, un immense mouvement de haine frappe la communauté chinoise. Du Colorado, de Washington, d’Arizona, du Wyoming et de Californie, , les chinois sont chassés par des foules qui pendent, pillent et scalpent. Ici, on marque les corps au fer à repasser. Là, on les brule. A Sacramento, lorsque le quartier chinois brûle en 1855, les pompiers restent la lance au pied tant que le feu ne menace pas les autres quartiers. partout, on se livre
Le mouvement prend le nom de “La chasse” [The Driving Out]. Il est si violent qu’il laisse son empreinte dans la langue : “He doesn’t stand a Chinaman’s chance.” dit-on alors en Amérique. L’appareil législatif lui-même était marqué par cette sinophobie : de nombreuses lois visent les chinois, et jusqu’en 1948, tout américain qui épousait un chinois perdait sa citoyenneté américaine.
“J’ai tout à coup compris que vendre des objets virtuels sur l’Internet était comme envoyer des chinois en Amérique” dit un farmer chinois [YouTube : 1’40] Le parallèle est en effet frappant. Les uns comme les autres vont dans un autre pays pour y trouver de quoi vivre. Et dans un cas comme dans l’autre, des chinois ont effectué le pénible travail que d’autres ne voulaient ou ne pouvaient faire. Dans un cas comme dans l’autre, des chinois en ont tiré quelques richesses. Et dans un cas comme dans l’autre, cela a participé a leur ostracisassions.
De la même façon que les coolies ont été l’objet de la violence de la classe ouvrière américaine au 19ième siècle, les farmers chinois concentrent la violence des joueurs de MMO.
Nick Yee a montré que la rhétorique haineuse qui frappe les farmers chinois résonne avec celle qui était développée sur les côtes californiennes a la fin du 19ième siècle. Aux premiers on associe la peste et aux seconds la vermine. Mais pour les deux, on préconise l’extermination. Aux cris de “Un bon farmer chinois est un chinois mort” on organise des expéditions punitives pour protéger l’american way of life. Un Farm the farmers day est mis en place pour tuer le plus de farmers chinois possible.
Pour Nick Yee, la figure du farmer chinois recouvre d’autres questions que celles du jeu. C’est un processus de mise à l’index. Toute personne qui ne maitrise pas suffisamment l’anglais est immédiatement suspectée d’être un farmer chinois, et donc immédiatement rejetée : “ne pas parler anglais est un danger mortel dans beaucoup de MMO”. On pourrait tout aussi bien dire : “Etre étranger est un danger mortel dans beaucoup de MMO”
Bien sûr, on ne peut mettre totalement les deux phénomène sur le même plan. Ici, des hommes et des femmes souffrent et meurent. Là, une marionnette numérique meurt… et ressuscite quelques secondes plus tard. Le farmer chinois connait des désagrément, et il risque même peut être des sanctions, mais jamais il ne risque sa vie. Par contre, ce qui est tout à fait comparable, c’est la violence symbolique qui est déployée. Dans un cas comme dans l’autre, des comités de vigilantes se forment avec comme objectif de “nettoyer” la ville des indésirables. Et dans un cas comme dans l’autre, les autorités, ceux qui ont l’usage légal de la violence, n’interviennent pas.
Ces histoires de farmer chinois sont riches d’enseignements. Elles nous montrent que les mondes numériques sont de formidables chambres de résonnance et des miroirs de nos sociétés. Ce sont des chambres de résonnances car les échos du passé y sont rapidement perceptible. L’histoire contemporaine ou mythique s’y rejoue dans les théâtres numériques.
La figure du farmer chinois se met en place à partir du moment ou la communauté des gamers a suffisamment gouté du plaisir d’être ensemble. Au “Nous les gamers” se substitue un “eux, les non-gamers” et l’incitation de leur élimination. Le farmer chinois est l’exact symétique du gamer. Il gagne sa vie en jouant, alors que les gamers perdent leur temps à joueur. Ils sont, dit-on, les nouveaux toxicomanes, et les mondes en ligne sont jonchés de pavots numériques. En somme, il est la cible idéale pour être l’objet de la violence mimétique (Girard, 1972)
Ce sont des miroirs, car on peut y voir nos idéologies en marche. Les MMO ont d’abord été perçu comme des espaces dans lesquels les individus pouvaient librement faire part de leur créativité. Ils étaient des utopies réalisées. En ligne, chacun était libre d’être ce qu’il était ou ce qu’il voulait être ou ce qu’il voulait que les autres croient qu’il est. L’Internet c’était carnaval, c’est à dire la société à l’envers. L’intégration de l’idéologie néolibérale a remis les choses à l’endroit : il n’y a plus d’identité alternative, il n’y a plus de cyborg. Il y a des identités construites comme des biens et des individus entrepreneurs de leurs selfs (numériques)
Il y a un truc qui cloche dans l’analyse : vendre du PO est interdit par la “loi” de wow. Comme le farmer travaille pour un gars qui vend des PO c’est un hors la loi. Donc les autorités n’ont aucune raison d’intervenir… les joueurs font le travail à leur place.
Mais ceci dit le pauvre petit demi-esclave qui se retrouve farmé au lieu de farmer, il est bien dans la même situation que le coolie. A une différence prêt, il me semble (sous réserve) que son exploiteur est chinois…
Je ne connaissais pas ce pan de l’histoire américaine, dans Lucky Luke les chinois ont l’air plutôt bien considérés pourtant… :D
Très bon article !
Dans le même sujet (ou presque) :
http://dailygeekshow.com/2011/05/28/des-prisonniers-chinois-forces-par-leurs-geoliers-a-jouer-la-nuit-a-world-of-warcraft/
très bon article, agréable à lire et instructif :)