Sur l’invitation de @Hugobiwan j’ai participé à une série de discussion dans Second Life le 21 janvier 2010 sur le cyberespace. Le thème en était la réalité mixte. @Hugobiwan m’avait demandé un texte dans la veine de Un seule monde.

Voici le texte que j’y ai présenté.

 

Il y a de cela maintenant un siècle, Sigmund Freud ajoutait la psychanalyse comme troisième blessure narcissique de l’humanité. Copernic avait montré que l’homme n’était pas au centre de l’univers, Darwin qu’il était une espèce parmi d’autres. Freud venait maintenant montrer que la conscience n’était pas maitre chez elle : elle était soumise àdes tensions inconscientes qui la déterminaient profondément

Je fais partie d’une génération qui a reçu les mondes numériques comme un don des astres. Nos pères fonddateurs, nos héros : Bill Gates, Steve Jobs… pour ce qui est de l’informatique personnelle ; Doug Engelbart, Steve Crocker, Ray Tomlinson… pour les mondes numériques nous ont forgé les environnements dont nous avions besoin. Pour toute une génération, ces mondes se sont présentés au moment exact ou elle en avait besoin lui faisant vivre la merveilleuse sensation du trouvé-créé..

Il n’y a pas de digital natives. Personne ne nait avec le savoir faire et le savoir être qui permet de vivre et d’habiter le réseau. Ce savoir, ces techniques de soi en ligne sont en train d’être construites collectivement. La tache en est rendue complexe parce qu’il est difficile de dire ce qu’est le réseau aujourd’hui et il est impossible de dire ce qu’il sera demain. Pensez au chemin parcouru entre le moment où le réseau était un espace presque à part, borné par la mélodie des modems RTC, et le réseau tel qu’il est aujourd’hui, toujours a portée de main grâce au Smartphones et autres mini PC, augmentant la réalité de nos vieilles villes, attendant de recevoir toujours plus de flux qu’ils proviennent de nos activités sociales ou de nos objets.

Nous avons reçu le réseau et nous avons joué avec lui. Lorsque je parle de jeu, le terme n’est pas péjoratif. La plus grande part de mon travail consiste à rendre à des enfants et à des adultes leurs capacités de jouer avec leurs pensées et leurs émotions plutôt que d’en être le jouet. Mais nous savons tous ici l’importance du jeu : la mère de tous les réseaux, pour reprendre l’expression d’Emilie Ogez, le mail, est un trick : ne serait-il pas amusant de faire passe un message entre deux machines que rien ne relie physiquement ? Entre deux machines qui ne sont tenues que par cette chose que l’on appelle le cyberespace ? Beaucoup de choses, en ligne doivent leur existence au plaisir de la belle ligne de code et du jeu avec les dispositifs. Internet est le domaine des tricksters

Longtemps nous sommes entrés dans les mondes numériques comme dans un autre monde. Il fallait alors pour se connecter tout un rituel : brancher le câble du modem RTC, composer le numéro du FAI, écouter la petite mélodie qui s’échouait dans d’étranges crachouillis. Nous guettions alors les diodes de nos modems avec autant d’énergie que les nourrissons scrutent les visages de leurs mères : est ce que tout va rester au vert, ou l’infâme œil rouge va-t-il s’allumer ? Nous avons ainsi construit, connexion après connexion, jour après jour, des rituels qui nous permettaient d’entrer sans crainte dans cet espace autre. Nous avons mis en place des rites de passage.

Ce ne sont pas les rites de passage de Van Gennep. L’ethnologue entendait un rituel marquant le changement de statut social d’un individu. Ces rituels comprennent trois temps. Le premier est un temps de séparation et d’exclusion du groupe social. Le second est un temps ou la personne vit des expériences particulières avec quelques uns. Le dernier temps est un temps de réintégration dans le groupe social avec un nouveau statut. Ainsi, après les rituels de passage, le garçon initié devient un adulte pouvant prendre femme et voix au concert des hommes.

Nos rituels ((Ce sont des rituels du quotidien alors que les rites de passage sont extra-ordinaires.)) marquaient plutôt le changement de notre état psychologique lors du passage dans le cyberespace. Ces mondes étaient si neufs, si étranges que nul n’y pénétrait sans crainte. La mélodie du modem nous donnait un temps pendant lequel nous pouvions nous préparer à cette chose étrange : vous avez un corps, et d’un seul coup, vous n’en avez plus. Ou plus exactement, votre corps est projeté dans cet espace sous la forme étrange et ridicule d’un minuscule petit index ou d’un curseur clignotant. Votre apparence est modifiée et surtout modifiable au gré de vos désirs : gros ou petit, vert ou jaune, vous avez le corps que votre capacité à manier les mots ou les images) peut vous donner.

Aller sur le réseau, c’était tout de même se séparer du plus grand nombre et vivre avec quelques uns des expériences particulières. Mais contrairement à ce qui se passe dans les rites de passage ou l’individu est réintégré dans le groupe, c’est le groupe qui nous a rejoint dans le cyberespace ! Ce qui était des objets de passion pour une minorité voire même des intérêts étranges et particuliers est devenu un vaste espace social.

Certains ont pu avancer que c’est parce que le réseau était à l’abri d’une Grande Cordillère qu’il a pu se développer jusqu’à ce qu’il devienne suffisamment mature pour supporter le choc des grandes foules et du commerce des années 1990. Jusqu’alors, le réseau était le domaine réservé de quelques élus qui arrivaient à surmonter les barrières technologiques pour arriver dans ce nouvel Eden technologique. Là, ils fondèrent des communautés et élaborèrent au travers de plusieurs crises les règles du vivre ensemble. Ils nous donnèrent la Netiquette, mais aussi le Troll, le Quote Printable et quelques autres prescriptions. Community Tree, The Well ou Usenet sont leurs premiers campements. The Meow War ou le First Rape in Cyberespace rapporté par Julian Dibbell en sont les Grands Récits.

Les temps premiers prennent toujours une coloration mythique. Pour l’Internet, qui gère le temps d’une façon très particulière, il a fallu moins d’une génération pour que ces mythes se constituent. Dans les faits, le réseau ne s’est pas développé à l’abri de l’idéologie marchande. Les appels inter-états coutaient une fortune dont les universités ne disposaient pas. Il a bien fallu que quelqu’un paye la facture.

Nos modems RTC ont fini par se taire. C’est que le réseau – du moins pour nos sociétés sur-industrialisées – est maintenant devenu total. Il est devenu accessible en situation de mobilité alors qu’auparavant l’accès au cyberespace nécessitait la connexion a une prise téléphonique murale. Nous n’allons plus sur le réseau après avoir mis en place un rituel cabalistique compliqué. Le réseau vient dans nos poches. Banalement. Il est devenu l’endroit ou nous préparons nos soirées, et celui ou nous conservons les souvenirs de ces soirées. C’est un espace de travail, de jeu, de surveillance et symbolisation. Ce que nous faisons « hors ligne » a de plus en plus souvent son image « en ligne » et bientôt les deux mondes n’en feront plus qu’un.

Les conséquences psychologiques sont immédiates. Il y a d’abord ce que Leisa Reichelt a appelé du joli nom d’intimité ambiante c’est-à-dire le contact presque permanent avec des flux d’informations personnels. Nous sommes alors seuls avec les autres, mêlant nos pensées, nos désirs, nos émotions aux messages dans ces énormes mixer que sont les sites de réseaux sociaux. Ce contact presque permanent avec les autres déplace nos intérêts vers nos voisinages, les confins de notre self.

Il y a ensuite que nous avons plus que jamais besoin que notre environnement numérique reste suffisamment bienveillant. Plus ils se développent, plus ils deviennent des images et des mémoires de nos vies, plus le risque devient grand qu’ils deviennent des instruments de surveillance et de domination. Ces éléments ont toujours été existé, mais jusqu’à présent, ces mondes se sont développé grâce au partage et à la collaboration. Il me semble que ce sont là des valeurs qui méritent d’être préservées et soutenues