Alors que nous avancions vers la terre, dans la pâleur grise de l’aube, l’embarcation de fer ressemblant à un cercueil de douze mètres, prenait des paquets d’eau verte qui retombaient sur les têtes casquées des hommes serrés épaule contre épaule, dans l’inconfortable, l’insupportable, la dure solitude des soldats allant au combat. Ernest Hemmingway

Comme beaucoup, j’ai vu Apocalypse, le documentaire en six parties sur la seconde guerre mondiale diffusé sur France 2 Télévision. On y entend les grandes voix et on y voit les grandes images de la seconde guerre mondiale. Homère, disait Hugo, chantait l’aurore du monde. Hemmingway dit son crépuscule. Cappa le met en images.

J’ai été frappé a de voir à quel point je connaissais les lieux ou la guerre a été faite et qui a fait la guerre. Monte Cassino, Koursk, Iwo Jima, el Alamein… Il n’y a pas un théâtre d’opération que je n’ai exploré. Mieux, il n’est pas une arme, un véhicule, un blindé ou un avion que je n’ai utilisé. Je connais le M1 Garand et la MG42, je sais la lenteur et la puissance du T72, la vélocité du Zéro.

Certes, je n’y étais pas en personne. J’y étais représenté. Mais j’y étais. J’y étais en troisième personne

Au vu du succès de ces jeux, je ne suis pas le seul a trouver plaisir à explorer des champs de batailles. On ne saurait mettre sur la seule satisfaction des pulsions agressive le succès que rencontrent ces jeux. Si nous sommes si nombreux a tenter de revivre “l’inconfortable, l’insurpportable, la dure solitude des soldats allant au combat” n’est ce pas parce que nous avons été nombreux à être au contact avec quelqu’un vivant l’inconfortable, la dure solitude des soldats revenant du combat.

Comment dire la seconde guerre mondiale ? D’évidence, nous n’avons pas été au bord du chaos. Nous avons traversé le chaos. Et le grand gel qui a suivi ensuite montre bien que cette traversée n’a pas été transformatrice. Le monde s’est crispé sur des positions défensives et s’est clivé en deux parties qui se haïssaient cordialement. Au niveau individuel, les conséquences ont été tout aussi dramatiques. A leur retour du front, la plupart des combattants n’ont pu partager avec leurs familles l’expérience de la guerre et ont repris la vie comme si rien ne s’était passé.

Si nous sommes si nombreux à jouer sur les champs de bataille de nos pères et de nos grands-père, n’est ce pas parce que nous manquons de mots et d’images de ce qu’ils ont vécu ? Je ne parle pas des images réelles qui souvent ajoutent car elles ajoutent au trouble. On voit un homme vivant, puis on le voit mort. L’image est terrible, mais elle ne dit rien de ce que c’est que de tuer un homme, puis un autre, puis encore un autre. Cela ne dit rien des paroxysmes de haine, de terreur ou d’indifférence que la guerre suscite. Cela ne dit rien des lassitudes terribles de la guerre, ni de ses plaisirs.

Tout soldat revient mutilé psychiquement du combat.

Tout enfant de soldat est entouré par la zone de silence douloureux dont son père entoure cette expérience. ll oscille alors entre deux positions. La première est de s’identifier au parent taiseux, c’est à dire à enterrer l’écho que suscite le silence en lui et de l’isoler de sa vie psychique. Des boulevards à la culpabilité et à la honte sont alors ouverts car l’enfant imagine que lui ou le parent a fait quelque de terrible qui mérite d’être caché. La seconde est de tenter de s’en donner des représentations c’est à dire de le symboliser avec des mots et des images psychiques. Ces images peuvent être visuelles mais aussi sensori-motrices.

Nous en somme maintenant à la troisième génération après la guerre. La première génération, celle des combattant, était celle du silence maintenu. Ce silence s’est mué en secret pour leurs enfants : ce sont les choses dont on devait pas parler sans trop savoir pourquoi on ne devait pas en parler. La génération suivante doit faire face au secret du secret. Pour elle, les revenants cèdent la place au fantômes. Pour elle, ce qui est source de douleur est mystérieux.

Pour cette génération, les jeux de guerre sont une aubaine. Ils offrent l’ occasion de jouer avec “l’inconfortable, l’insupportable, la dure solitude des soldats allant au combat”. Ils offrent l’occasion de parler avec d’autres du conflit. Ils donnent des représentations visuelles des champs de bataille, des hommes, des équipements et des shémas tactiques et stratégiques déployés. En un mot, ils offrent toute une série de symbolisations possibles : sensori motrice et affective, imagée et verbale (S. Tisseron). Ils permettent, par les images des mouvements et les émotions qu’ils suscitent une symbolisation sensori-motrice et affective; il permettent une symbolisation en images et enfin ils permettent une symbolisation verbale grâce aux discussion qui se font dans les communautés de joueurs

Les jeux vidéos de guerre sont au corps social ce que sont les cryptonymes (N.Abraham & M. Torok) à l’individu : ils insistent et maintiennent dans la culture l’ investissement d’un conflit dont l’impact sur les hommes a été maintenu dans le silence. Ils encodent autrement dans les psychés indivudelles ce qui a manqué de mots.