• L’histoire du sang corrompu

Le 11 septembre 2005, les joueurs de World of Warcraft découvrent un nouveau challenge. Les dangers et les trésors de Zul’Gurub s’offrent à ceux qui acceptent de s’y aventurer et de vaincre le terrible Hakkar. Pendant le combat qui les oppose a lu, Hakkar lance un sort appelé Sang Corrompu qui fait 263 à 337 points de dégâts toutes les deux secondes. Le sort affecte toute personne proche d’un infecté. Il va être utilisé volontairement et involontairement par des joueurs pour contaminer des villes entières, créant la plus grande pandémie virtuelle à ce jour.

La peste du sang corrompu va se répandre dans les villes et les capitales. Pour les personnages de haut niveau, elle est un désagrément. Pour tous les autres, elle est mortelle en quelques secondes. La peste se répand dans tout Azeroth du fait de la possibilité des joueurs de se transporter instantanément d’un point à un autre. Tous les joueurs ont ont pierre de foyer qui les renvoie dans l’auberge d’une ville. Les mages peuvent ouvrir des portails de téléportation d’un endroit à un autre. Les griffons et les wyvernes permettent de se déplacer rapidement d’une ville à l’autre. Les familiers sont le second facteur d’infection. Les chasseurs et les démonistes ont des “familiers ” qui les assistent dans les combats. Ces familiers sont affectés par la peste du Sang Corrompu et fonctionnent comme des agents infectieux. Enfin, les gardes et les marchands des villes ainsi que les aubergistes maintiennent l’infection. L’épidémie se répand pendant quatre jours jusqu’à ce que Blizzard décide d’arrêter les serveurs pour appliquer un patch correctif

La peste du Sang Corrompu est sortie des frontières de World of Warcraft. L’événement a été cité dans des médias majeurs comme la BBC et a attiré l’attention des épidémiologistes et des spécialistes du terrorisme. Le taux de reproduction de base a été évalué à 100. Celui de la grippe espagnole de 1918 a été estimé entre 1 et 2, ce qui donne une idée de la violence de l’épidémie

  • un modèle pour les épidémies

La peste du sang corrompu a intéressé les épidémiologistes qui y ont vu un modèle possible pour comprendre les épidémies. La rapidité des transports dans WoW évoque le rôle des transports dans les grandes épidémies du passé – la peste bubonique des Mongoles, le choléra dans l’Europe du 19e. la mort des personnages de bas niveau évoque la vulnérabilité des jeunes et des vieillards. Le comportement des joueurs correspond également à ce qui est observé dans les épidémies : les personnes fuient les villes et les autorités prennent des mesures de quarantaine. Dans WoW, les joueurs ont évité les villes infectées, et Blizzard a mis en place pendant un système de quarantaine. On a ainsi pu voir des healers se précipiter vers les foyers infectés pour soigner les malades et ressusciter les morts. L’épisode du Sang Corrompu évoque une expérience de laboratoire grandeur nature qui permet aux épidémiologistes de mieux comprendre comment les maladies se répandent. Il existe déjà des modèles informatiques des épidémies, mais ces modèles manquent du facteur humain qui est présent dans WoW

De leur côté, des spécialistes du terrorisme ont été intéressés par le fait que des joueurs agissent contre d’autres joueurs. Le comportement a été rapproché de celui de bioterroristes qui répandent une maladie dans la population civile. La guilde domus fulminata s’est ainsi donné pour but d’infecter le plus de personnes possible. Par le passé, des joueurs avaient déjà découvert qu’ils pouvaient utiliser un sort trouvé dans un donjon pour se transformer en bombes humaines. Ils se téléportaient ensuite dans une ville pour exploser en faisant le plus de victimes possible. Le phénomène était devenu si important que certaines zones commençaient à être évitées par les joueurs. Pour Charles Blair, directeur du Center for Terrorism and Intelligence Studies , le jeu World of Warcraft pourrait offrir de nouvelles opportunités d’étude de la formation des cellules terroristes et de leur comportement en offrant une dimension réaliste aux simulations informatiques.

  • une vue plus modérée

Cette idée n’a cependant pas trouvé d’écho et elle est plus à ranger du côté de l’opportunisme médiatique que des occasions de recherche scientifique. Le consensus n’est pas atteint non plus pour les épidémiologistes. Stuart Oultram met en avant les différences importantes entre la peste de Sang Corrompu et les épidémies réelles. Contrairement aux épidémies, réelles, la peste du Sang Corrompue est maintenue pour les raisons suivantes : 1) les personnages contaminés ne développent pas d’immunité. Ils peuvent donc être infectés et devenir à nouveau des agents infectieux ; 2) Les personnages sont également capables de traverser de grandes distances grâce à la magie ou des moyens de transport, et répandre ainsi très rapidement la maladie ; 3) La maladie est capable de sauter d’une espèce à une autre, en passant d’un familier à un personnage ; 4) Les PNJ comme les gardes ou les aubergistes sont des contaminateurs permanents ; 5) Enfin, parmi les joueurs, certains répandent volontairement l’infection.

Utiliser un événement dans un jeu vidéo pour modéliser une épidémie pose problème pour plusieurs raisons. Tout d’abord, mourir dans World of Warcraft n’est pas la même chose que mourir dans la réalité. Dans un jeu vidéo, mourir fait partie du processus d’apprentissage. Les joueurs apprennent par leurs échecs ce qui peut les amener à prendre plus de risque qu’ils n’en prendraient dans la réalité.

Un autre épidémiologiste, Bill Hanagan, remet en cause le taux de reproduction de base évalué par Lofgren et Fefferman. Il fait remarquer que les scientifiques consacrent beaucoup de temps et d’effort à modéliser le monde réel. Tirer des conclusions à partir d’un monde où les démons, les sorciers et la résurrection font partie du quotidien lui semble “ridicule ”

Au final, le fait que la mort n’ait pas la même signification dans le jeu et dans la vie réelle et le fait que les actions des joueurs reflètent le fait qu’ils sont dans un jeu, amènent à prendre avec beaucoup de prudence les modélisations et l’application au monde réel de la peste du Sang Corrompu.