L’enquête PELLEAS a bénéficié d’une large couverture médiatique. Les résultats ont été cités par de nombreux médias, jusqu’à l’AFP qui annonçait “Jeux vidéos : un ado sur dix a un usage problématique, les garçons plus touchés”. Pourtant,  cette enquête pose un certain nombre de problèmes qui entachent largement les résultats qu’elle annonce.

PELLEAS est un Programme d’Etude sur les Liens et L’impact des Ecrans sur l’Adolescent Scolarisé. L’enquête a été menée aurpès de plus de 2000 élèves de la région parisienne pendant l’année 2013-2014. Elle a cherché les facteurs associés à une “pratique problématique d’écrans à l’adolescence” en s’intéressant plus particulièrement aux jeux vidéo. Elle a identifié les conduites problématiques avec la Game Addiction Scale et les a corrélés avec des caractéristiques sociales, familiales et individuelles. L’enquête trouve que les écrans sont omniprésents dans la vie des adolescents et qu’ils sont utilisés principalement pour surfer sur le net et jouer aux jeux vidéo environ 5 à 6 heures par jour. Les jeux vidéo culminent au collège et diminuent au lycée. Les jeux les plus joués sont les “jeux d’application” c’est-à-dire les jeux sur smartphone, les jeux de tir et d’action, et les jeux de simulation. Les jeux d’aventure sont les jeux les moins pratiqués. Les pratiques des garçons et des filles sont différentes. Les filles ont tendance à surfer sur Internet et à être sur les réseaux sociaux, et les garçons ont tendance à jouer aux jeux vidéo. Selon la Game Addiction Scale, un enfant sur 8 (12,5% présente “un usage problématique des jeux vidéo ”. Les joueurs problématiques jouent “seuls et en ligne” à des MMORPG. L’encadrement parental est un élément décisif

 

L’enquête PELLEAS : http://www.ofdt.fr/enquetes/pelleas/

 

Les problèmes de l’enquête PELLEAS

Ces résultats préliminaires posent une série de problèmes. Certains sont mineurs, d’autres majeurs, mais tous jettent un soupçon non négligeable sur l’affirmation principale de l’étude selon laquelle 12.5% des adolescents présenteraient “un usage problématique des jeux vidéo”. On trouve en effet dans les résultats qui nous sont proposés un ensemble d’éléments négatifs : fausse affirmation, contradictions, revue de la littérature insuffisante et biaisée, absence de définition de l’objet étudié, méconnaissance de l’objet étudié, résultats non questionnés, validité de l’instrument de mesure non questionnée. Cela fait beaucoup trop de problèmes pour une seule enquête.

Comment explique que le bon sens et la psychologie soient autant mis à mal ? Il y a à cela plusieurs explications. Tout d’abord la méconnaissance du média. Même si les jeux vidéo sont installés au cœur des pratiques de loisir, ils sont encore trop méconnus par les chercheurs qui les examinent de haut. Il y a ensuite le désir de reconnaissance. Publier sur “l’addiction aux jeux vidéo” attire immédiatement l’attention des média. Etre cité par la presse fait du bien au narcissisme des chercheurs et au-delà cela peut avoir des effets positifs sur le laboratoire ou l’organisme de recherche qui est ainsi mis en lumière. Enfin, il y a vis à vis du numérique en général une méfiance, pour ne pas dire une animosité, qui se traduit par des études de ce type qui cherchent coûte que coûte à pathologiser des conduites.
J’ai relevé pas moins de 11 problèmes dans le compte rendu des résultats de l’enquête PELLEAS.

Les auteurs font une fausse affirmation

Les auteurs de l’enquête PELLEAS affirment que le DSM-5 définit des “troubles de l’utilisation des jeux vidéo sur Internet” ce qui est inexact. Le trouble du jeu vidéo sur ’Internet est identifié dans la section III comme nécessitant plus de recherche avant de considérer son inclusion comme trouble psychologique.

  • Petry, Nancy M, and Charles P O’Brien. “Internet gaming disorder and the DSM?5.” Addiction 108.7 (2013): 1186-1187.
  • Internet Gaming Disorder dans le DSM-5

 

Les auteurs se contredisent

Les auteurs affirment qu’il n’y a pas de consensus clinique ou scientifique sur “sur une désignation des troubles constatés chez les personnes qui viennent consulter au titre d’un problème avec leur pratique des jeux vidéo ou d’Internet.” Cela est en contradiction avec l’affirmation précédente d’une inclusion des troubles de l’utilisation des jeux vidéo sur Internet dans le DSM. En effet, l’inclusion d’une pathologie dans le DSM passe par un consensus clinique et scientifique.

On trouve une seconde contradiction lorsque les auteurs affirment 1) que les limitations parentales d’accès aux écrans ne suffisent pas à prévenir un usage problématique des jeux vidéo et 2) la pratique problématique apparaît le plus souvent à un défaut de surveillance et de sollicitude parental. Dans le premier cas, l’attrait des jeux vidéo est tel que rien ne peut en gêner l’usage. C’est une drogue. Dans le second, les usages problématiques sont dus à des parents laxistes.

 

La revue de la littérature est biaisée

La revue de la littérature du pré-rapport n’examine que les textes qui vont dans le sens d’une addiction aux jeux vidéo. Or, dans une publication rigoureuse et scientifique, l’usage veut que tous les points de vue soient mis sur la table et examinés. Les auteurs passent par exemple sous silence les recommandations de l’Académie de Médecine qui recommande, pour les jeux vidéo,  d’abandonner le terme addiction et de lui préférer celui d’ “usage problématique”

 

  • Jeux vidéo : l’Académie de Médecine conteste le terme d’addiction : http://www.numerama.com/magazine/22381-jeu-video-l-academie-de-medecine-conteste-le-terme-d-addiction.html
  • Gee, James Paul. Good video games+ good learning: Collected essays on video games, learning, and literacy. New York: P. Lang, 2007.
  • Ferguson, Christopher John. “The good, the bad and the ugly: A meta-analytic review of positive and negative effects of violent video games.” Psychiatric Quarterly 78.4 (2007): 309-316.

 

Les auteurs pèchent par orgueil

PELLEAS n’est pas la première étude sur les pratiques des joueurs français de jeux vidéo.

 

  • Jouët, Josiane, and Dominique Pasquier. “Les jeunes et la culture de l’écran. Enquête nationale auprès des 6-17 ans.” Réseaux 17.92-93 (1999): 25-102.
  • Coavoux, Samuel. “La carrière des joueurs de World of Warcraft.” Questions de communication. Série actes 8 (2010).
  • Pasquier, Dominique. “Culture sentimentale et jeux vidéo: le renforcement des identités de sexe.” Ethnologie française 40.1 (2010): 93-100.
  • Bruno, Pierre, and Laurent Trémel. “La pratique des jeux vidéo: Approche d’un loisir de masse médiatisé.” Ethnologie française (1995): 103-112.

 

La revue de la littérature est insuffisante

Les auteurs ne prennent pas en compte que les MMORPG sont régulièrement cités comme espaces et média de socialisation et d’apprentissage dans la littérature.

  • Li, Cheri, and Christine Alfano. “More than Just a Game: Communication and Community in MMORPGs.” (2006).
  • Greenfield, Patricia M et al. “Cognitive socialization by computer games in two cultures: Inductive discovery or mastery of an iconic code?.” Journal of Applied Developmental Psychology 15.1 (1994): 59-85.
  • Zhong, Zhi-Jin. “The effects of collective MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Games) play on gamers’ online and offline social capital.” Computers in Human Behavior 27.6 (2011): 2352-2363.

 

Les auteurs ne définissent pas l’addiction aux jeux vidéo.

L’enquête PELLEAS ne donne aucune définition de l’objet qu’elle étudie. Les termes “addiction ”, “usage problématique ”, “dépendants ” ou “abus” se retrouvent dans le texte sans être différenciés. Or, l’excès n’est pas l’addiction. De même, les auteurs écrivent “addiction” entre guillemets ce qui jette un trouble car le lecteur ne comprend plus si l’on parle de l’addiction comme métaphore ou de l’addiction comme trouble

 

Une méconnaissance de l’objet d’étude

La méconnaissance des jeux vidéo se sent à l’utilisation des termes utilisés. Par exemple, les “jeux d’application” sont une catégorie de jeux totalement inconnue des gamers. De même, le temps de jeu sur les MMORPG n’a pas augmenté. Le temps de jeu sur un jeu vidéo n’est pas non plus corrélé à la “technologie” utilisée. Les joueurs ont passé autant de temps a jouer à Ultima Online qu’ils passent du temps à jouer à World of Warcraft. Ce qui détermine le temps de jeu est moins la beauté graphique du jeu que les interactions avec les autres joueurs. Enfin, les règles de jeu ne sont pas devenues plus engageantes : elles sont les même depuis les premiers MMORPG. La encore, les auteurs se trompent de cible. Dans un MMORPG, c’est la communauté de jeu qui est important, pas le média.  C’est l’importance de la communauté de jeu qui fait que les relations construites en ligne débordent dans l’espace géographique. Contrairement à ce qu’affirment les auteurs, les relations in game ne se limitent pas au jeu. Les joueurs se retrouvent également IRL

 

  • Suznjevic, Mirko, and Maja Matijasevic. “Why MMORPG players do what they do: relating motivations to action categories.” International Journal of Advanced Media and Communication 4.4 (2010): 405-424.
  • Yee, Nicholas. “Facets: 5 motivation factors for why people play MMORPG’s.” Terra Incognita 1 (2002).
  • Zhong, Zhi-Jin. “The effects of collective MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Games) play on gamers’ online and offline social capital.” Computers in Human Behavior 27.6 (2011): 2352-2363.

 

C’est la faute aux parents

Apres avoir laissé entendre que les jeux vidéo étaient source d’addiction, les auteurs ont cette conclusion étonnante : lorsque les parents dictent des règles précises, il n’y a pas d’addiction aux jeux vidéo. Lorsqu’il y a un problème avec les jeux vidéo, c’est donc la faute aux parents.

Or, dans le cadre de substances psychoactives, on sait l’importance du facteur socio-économique. On sait également que la consommation de drogues est liée à une constellation de facteurs qui interagissent en eux. Dans une revue de la littérature sur la consommation de tabac, Hawkins et all. identifient les variables suivantes l’âge, la structure familiale, l’origine ethnique, le statut socio-économique des parents, les attitudes des parents devant la cigarette, la consommation de tabac dans la fratrie, l’environnement familial, l’attachement à la famille et aux amis, les facteurs scolaires, l’existence de comportement à risque, le style de vie, le stress, la dépression, l’estime de soi, et les questions de santé. Désigner les parents comme responsables de l’addiction de leur enfant (même une addiction imaginaire comme l’addiction aux jeux vidéo) est culpabilisant et inexact.

 

  • Wills, Thomas Ashby, Grace McNamara, and Donato Vaccaro. “Parental education related to adolescent stress-coping and substance use: development of a mediational model.” Health Psychology 14.5 (1995): 464.
  • Hawkins, J David, Richard F Catalano, and Janet Y Miller. “Risk and protective factors for alcohol and other drug problems in adolescence and early adulthood: implications for substance abuse prevention.” Psychological bulletin 112.1 (1992): 64.

Un chiffre non questionné

Le chiffre de 12.5% de joueurs dépendants aux jeux vidéo n’est pas discuté. Ill est pourtant largement plus important que les chiffres habituellement donnés. Par exemple, dans leur revue sur l’addiction aux jeux vidéo, Kuss et Griffiths donnent une fourchette comprise entre 1% et 5%. Comment expliquer cette énorme différence dans les résultats ? Pourquoi les adolescents français seraient-ils plus dépendants que les autres ?.

Le chiffre de 12.5% de joueurs dépendants étonne également au regard des conduites addictives. Pour donner un point de comparaison, la prévalence de l’usage du cannabis en France est de 17% chez les moins de 25 ans. Il est estimé que 5% des adolescents ayant consommé du cannabis peuvent présentent un risque élevé d’usage problématique. Avec une population de 20 millions de moins de 25 ans, on aurait en France si l’on en croit ces chiffres 250.000 jeunes dépendants des jeux vidéo, 340000 consommateurs de cannabis et 17000 consommateurs problématiques de cannabis Comment expliquer qu’un pour une substance avec des effets psychoactifs comme le cannabis a une prévalence de consommateurs problématiques bien moindre que les jeux vidéo. Et pourquoi ne voit-on pas une partie de 250.000 joueurs dépendants aux jeux vidéo dans les centres de consultation et de soin ?

 

  • Observatoire Français des Drogues et de la Toxicomani. Consommation de cannabis : niveaux, évolution, géographie http://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/cdeconso.pdf
  • Observatoire Français des Drogues et de la Toxicomanie. Synthèse thématique : cannabis http://www.ofdt.fr/produits-et-addictions/de-z/cannabis/Cannabis

 

La validité de l’outil de mesure est discutable

L’enquête repose entièrement sur une échelle d’addiction aux jeux vidéo dont la validité est généralement contestable puisqu’elle procède d’un glissement des critères de la dépendance aux jeux d’argent vers une autre pratique. Griffith, à qui l’on doit aussi une échelle d’addiction au flipper, justifiait ce glissement par le fait que les jeux d’arcade ressemblent aux machines à sous.  Or, ce n’est pas parce que les deux objets se ressemblent qu’ils ont les mêmes propriétés. Le fait que dans un cas, le joueur gagne de l’argent et de l’autre des points est un fait important à prendre en compte

D’une façon générale, la construction d’un questionnaire passe par un processus long et complexe qui permet de s’assurer de la validité de l’outil. Cela n’a jamais été fait pour les échelles d’addiction aux jeux vidéo qui reposent sur un copier-coller grossier. En appliquant cette même méthode, il est facile de montrer qu’un chômeur est addictc au chômage.

 

Les auteurs ne trouvent pas de syndrome de manque dans “l’addiction aux jeux vidéo”

Le syndrome de manque est, avec le conflit, la rechute, l’importance donnée au produit ou au comportement,  un des éléments clé de la définition de l’addiction. Son absence questionne sérieusement l’idée d’une addiction aux jeux vidéo. Il est bien plus probable que les joueurs de jeux vidéo soient aux prises avec des difficultés qui ont moins a voir avec les jeux vidéo qu’avec la dépression ou des problèmes relationnels

 

  • King, Daniel L, and Paul H Delfabbro. “Issues for DSM-5: Video-gaming disorder.” Australian and New Zealand Journal of Psychiatry 47.1 (2013): 20-22.
  • King, Daniel L et al. “Toward a consensus definition of pathological video-gaming: A systematic review of psychometric assessment tools.” Clinical psychology review 33.3 (2013): 331-342.
  • Brunborg, Geir Scott, Rune Aune Mentzoni, and Lars Roar Frøyland. “Is video gaming, or video game addiction, associated with depression, academic achievement, heavy episodic drinking, or conduct problems?.” Journal of Behavioral Addictions 3.1 (2014): 27-32.