Couverture de Cyberdépendance et autres croquemitaines« Cyberdépendance et autres croquemitaines » de Pascal Minotte [PDF] est inspiré du rapport sur les usages problématiques de l’Internet et des jeux vidéo co-écrit avec Jean-Yves Donnay. Le livre s’ouvre sur une préface de Serge Tisseron, puis il met en question le terme de Cyberdépendance. Il propose d’utiliser plutôt l’expression « usage problématique » ou « passion obsessive » dont il donne quelques clés de compréhension. D’autres usages problématiques sont rapidement abordés avant de livrer une conclusion générale.

La « cyberdépendance » est d’abord une expression. Elle inscrit une pratique dans le sillage de la « toxicomanie sans drogue » décrite par le psychanalyste Otto Fenichel. Or, le langage construit la réalité, et la multiplication des catégories psychiatriques a créé une demande sociale. Cette « pathologisation du quotidien » influe sur la manière dont les parents vivent et construisent leur parentalité. Ce qui, il y a quelques années, était une difficulté banale d’être parent ou d’être une famille devient l’attribut d’un spécialiste

L’expression « cyberdépendance » est pour Pascal Minotte à éviter pour des raisons « épistémologiques et éthiques ». En effet, elle « suggère des territoires de compétence et des dispositifs de soin » et surtout elle « réfère à une problématique dont on peut penser qu’elle concerne des services spécialisés en assuétudes. Or, et ce n’est pas la moindre de nos affirmations, il n’y a aucune raison que la prise en charge de ces situations soit la chasse gardée de ces services »

Le terme de cyberaddiction pose deux autres problèmes. Le premier est que les sujets peuvent se vivre comme étant pris par quelque chose qui le dépasse. Le second est que son entourage peut faire l’économie d’une réflexion

« nous pouvons remarquer que nombreux sont les experts qui relèvent qu’en assimilant l’Internet à une substance toxique, en plus de diaboliser un outil utilisé quotidiennement par de plus en plus de personnes, nous identifions un bouc émissaire bien commode. En effet, d’un coté la personne dépendante peut se percevoir comme sujet passif, pris dans les filets des espaces virtuels aux pouvoirs addictogènes irrésistibles, et de l’autre l’entourage peut faite l’économie d’une réflexion plus profonde sur ce qui manque et/ou fait souffrance » Minotte, P.,  2011, p. 20

J’ai pu constater cet effet désubjectivant sur les forums de jeux vidéo. L’addiction aux jeux vidéo servait aux uns à satisfaire leurs positions passives. Il n’y a rien à faire que d’aller au terme puisqu’il s’agit d’addiction. A l’opposé, d’autres joueurs tenaient à l’idée d’une addiction parce qu’ils pouvaient se présenter comme pouvant maitriser quelque chose d’aussi dangereux.

Pascal Minotte propose donc d’utiliser le terme de « passions obsessives» désigner les usages problématiques des jeux vidéo. Par rapport à la cyberaddiction, cela permet de ne pas être enfermés par des critères quantitatifs qui sont non-pertinents : un codeur qui passe 14 heures par jours devant son écran en période de « crunch » n’est pas dans la même position subjective qu’un joueur qui passe le même nombre d’heures avec son jeu préféré. Les passions obsessives se caractérisent pas des critères qualitatifs : l’envahissement de la passion et la centration de toutes les activités de la personne autour de cette passion.

La passion obsessive permet d’entrer plus avant dans la subjectivité de la personne, étant entendu que :

« Ni la technologie, ni les caractéristiques d’un sujet et son histoire, ni son environnement (familial ou autre) ne peuvent suffire, envisagés isolément, à expliquer une « passion obsessive ». C’est bien de la rencontre de ces trois dimensions que peuvent naitre les conditions favorables à un usage abusif »  (Minotte, P.,  2011)

L’interactivité , l’attractivité de l’Internet, la transionnalité, et la réactivation d’un lien de dépendance primaire avec la mère sont pour Pascal Minotte les principaux éléments explicatifs de la passion obsessive.

Deux types d’interactivité sont distingués : l’interactivité homme-homme et l’interactivité homme-machine. L’attractivité de l’internet est « multifactorielle » : c’est un média qui est (relativement) facilement accessible. Il contient de nombreux objets dont certains ont un caractère excitatif, il offre un relatif anonymat ce qui ouvre à une certaine désinhibition, et enfin il encourage une certaine forme d’intimité . L’internet partage avec l’objet transitionnel des caractéristiques communes. Pascal Minotte s’appuie ici sur la figure de l’avatar que l’utilisateur peut modifier à sa guise. Enfin, le chargement d’une page ou la réponse donnée rapidement à un mail laisse à l’utilisateur une impression de facilité qui est interprété comme la réactivation de positions infantiles de toute puissance.

Le modèle de la dyade numérique de Serge Tisseron est rappelé. Pour Serge Tisseron, les jeux vidéo peuvent être utilisés pour rechercher un attachement sécurisé, pour maitriser ses excitations, pour manipuler des aspects de soi et d’autrui, pour soigner une estime de soi défaillante et pour nouer des liens. Ce sont ces fonctions, qui peuvent prendre la forme d’une passion obsessive car l’usage abusif est toujours « le fruit d’une rencontre, à un moment donné, entre un T.I.C. et un utilisateur

Après l’addiction aux jeux vidéo, Pascal Minotte passe rapidement en revue les autres griefs qui sont faits aux mondes numériques : les jeux vidéo rendent violents

Avec Laurent Mucchieli, il fait remarquer que la violence des jeunes est déjà en soi un mythe. Lorsqu’ils sont violents, ils ont été le plus souvent eux même victimes de violences. Ensuite, le consensus sur les effets de la violence des jeux vidéo est loin d’être construit. Une étude de Serge Tisseron (2008) a montré que confrontés à des images violentes, les enfants ont trois stratégies inconscientes : ils s’identifient à l’agresseur, ils s’identifient à l’agressé ou ils s’identifient au « sauveur ». Si les stratégies peuvent être très différentes, Serge Tisseron met en avant que l’exposition d’images violentes a des enfants de plus en plus jeunes a l’immense inconvénient de cristallier des identifications, et donc de nuire à leur bon développement.

Michael Stora (2006) a mis en avant non pas les effets négatifs du jeu vidéo mais les effets thérapeutiques. Il considère que la violence des jeux vidéo a un effet positif puisqu’elle favorise l’expression de pulsion agressives dans un contexte socialement accepté. Pascal Minotte ne le souligne pas, mais Michael Stora a aussi été le premier psychologue à parler d’addiction aux jeux vidéo.

« il n’y a pas d’effet absolu et universel des pratiques vidéoludiques ou d’internet et de la violence qu’ils peuvent contenir. Chacun, en fonction de son histoire, du contexte relationnel et familial dans lequel il vit , des règles et des limites qu’il a reçues et intégrées, de ses capacités à mettre en mots etc. en fera quelque chose de singulier, destiné à évoluer avec le temps. Comme pour les « passion compulsives », ce qui va aider les uns va desservir les autres. » (Minotte P., 2011 : 50-51)

Les autres « croquemitaines » : la pornographie, les pandémies suicidaires, le happy slapping, les sites pro-anna sont rapidement cités. Le constat est fait d’une multiplication des moyens de communication et de l’augmentation des solitudes. Dans Bowling Alone (2000), le sociologue Robert Putman avançait que la vie sociale des Etats-Unis d’Amériques se dégradait depuis les années 60. L’Internet serait parmi les éléments responsables de cette érosion de l’engagement politique et social des américain. Dans ce contexte, le virtuel peut tout aussi bien être utilisé comme fuite ou comme ivresse. On peut d’ailleurs faire remarquer que la fuite et l’ivresse sont les deux fonctions des paradis artificiels. L’idée du numérique comme drogue serait alors une intuition des ces fonctions

Après avoir mis en doute la notion de virtuel, Pascal Minotte avance que la maturité affective est sans doute une clé pour comprendre les utilisations du réseau. Le point de vue de Winnicott sur la capacité à utiliser un objet serait sans doute bienvenu à ce niveau de la discussion. Winnicott pensait que l’investissement de l’objet précédait la capacité à l’utiliser. L’Internet est précisément un espace dans lequel les deux types de relation peuvent être maintenus. Il est possible de vivre la relation avec les objets comme quelque chose de subjectif. Les objets numériques sont alors dans l’aire du contrôle omnipotent de la personne. Il est également possible de percevoir les objets numériques comme des objets externes, et non plus comme un phénomène projectif. Dans le cadre du développement de l’enfant, ce qui permet le passage de la subjectivité à l’objectivité, c’est la capacité de l’objet à résister à l’agressivité. Si l’objet n’est pas détruit par la haine, dit Winnicott, c’est donc qu’il est réel. La mère facilite ce passage en se refusant petit à petit à satisfaire l’omnipotence de l’enfance. Sur le réseau, les conséquences de la destructivité peuvent être difficile à percevoir. Il peut donc être difficile de se faire du réseau et de ses objets une représentation objective au sens de Winnicott. Chacun peut ici être amené à investir le réseau plutôt qu’a l’utiliser. Le symptôme le plus évident de ce mode de fonctionnement est sans doute la procrastination c’est-à-dire le fait de rêvasser plutôt que de s’engager dans une activité avec les matières numériques.

Cette maturité renvoie a une autre question : la culture donne-t-elle suffisamment de lieux de socialisation aux adolescents ? dana boyd avait avancé que les réseaux sociaux étaient aux adolescents d’aujourd’hui ce que les centres commerciaux étaient aux adolescents d’hier : des lieux pour trainer, perdre son temps, et rencontrer d’autres adolescents.

Au final, Cyberdépenances et autres croquemitaines est une excellent livre qui met bien en évidence que l’idée d’une addiction au virtuel peut avoir de problématique : la notion émane d’une plaisanterie, elle rhabille sous un nouveau jour des angoisses anciennes, elle fait partie d’un mouvement de médicalisation du quotidien et surtout elle décrit très mal ce dont il s’agit : l’usage passionné et donc excessif des matières numériques. Dans le contexte francophone, c’est un petit livre qui est plus que bienvenu !