Dans Le mystère de la chambre claire, Serge Tisseron
introduit la question des images par quelques chiffres : en une année, ce sont
deux milliards et demi de bobines de films qui sont vendues, soit quelques 75
milliard de gestes d’ appuyer sur le déclencheur. Ces chiffres concernent la
photographie argentique et il les intéressant de les comparer avec la
photographie numérique. Le site de partage de photos en ligne flickr a dépassé les deux
milliards d’ images en trois années d’existence (source : wheel.blogs.com) et facebook comptait plus de 4 milliard
d’images en 2007 selon techcrunch. Nous sommes donc, quotidiennement, plongés dans un
monde d’images que nous devons décripter, analyser et assimiler. Ce travail est
pratiquement de tous les instants et concerne nos vies dans ses aspects
professionnels ou privés. Nous constituons aujourd’hui des archives
photographiques ou vidéos qui dépassent de loin ce que les albums photos
pouvaient contenir.
Si, en l’espace de 170 ans la photographie a pris tant d’ importance, c’ est
parce qu’elle sert de point au travail de pensée. Ce n’est pas tant la
photographie qui est importante, que son usage : photographie, c’est “tenter
de s’appropprier le monde à travers chacun des gestes qui y contribuent”
(Tisseron, Le mystère de la chambre jaune, 1996). En d’autres termes, la
photographie contribue à l’introjection psychique du monde. Par
introjection, Serge Tisseron entend le mécanisme psychologique
par lequel on accepte au moins partiellement un événement pour peu à peu lui
donner une place en soi avec toutes ses conséquences.
La photographie comme symbolisation
Au moment ou nous faisons l’image, nous capturons un fragment de réalité pour
l’assimiler plus tard ou pour la mettre de coté. On sait par exemple l’effet
d’écran et de filtre qu’à l’appareil photographique pour les reporters de
guerre. La photographie est ainsi un dépôt au sens d’une réserve. C’est
l’endroit dans lequel on stocke des événements qui ne peuvent pas être assimilés
sur le coup afin de le faire plus tard. C’est aussi l’endroit auquel on recourt
lorsque l’on éprouve quelques réserves à l’égard de l’événement que l’on
vécu.
La fabrique de l’image peut également être un temps de pouvoir sur les autres
et sur le temps. Sur les autres parce qu’il est possible de demander au modèle
d’avoir telle attitude ou même telle émotion. Sur le temps parce qu’il peut être
gelé (“ne bougez plus !”) ou même remonté (“on va la refaire !”). Enfin, la
prise de vue est l’occasion de toute une série de mouvements de rapprochement et
d’éloignement qui permettent de trouver la bonne distance par rapport à l’objet.
La question n’est pas seulement technique : être à la bonne distance, “faire le
point” de façon à avoir une image nette, régler la profondeur de champ pour
discriminer ce qui dans l’image sera net ou flou correspond aussi à des
clarifications, des mises au points, des éloignements et des rapprochements en
soi.
Après le temps de fabrication de l’image, vient son développement. Serge
Tisseron insiste sur les significations que peuvent revêtir le choix de
développer ou de ne pas développer un négatif. Choisir de le développer, c’est
aussi choisir de laisser se développer en soi toute les composantes de l’
expérience qui est liée à l’événement ou à l’objet qui a été photographié. C’est
chosir de sortir de l’ombre, de la “réserve”, les résonances émotionnelles et
fantasmatiques qui lui sont liées. Enfin, une fois développée, la photographie
peut être emportée avec soi ou que l’on aille. Elle garanti ainsi la
préservation du lien avec l’objet photographié : on l’a toujours sous la main,
ce qui permet à la fois une certaine inséparation et des manipulations. L’image
de l’être aimé est caressée, elle est lissée lorsque l’on souhaite que la
relations soit sans plis, et froissée et jetée lorsque le lien est rompu
Enfin, montrée à d’autres que soi-même, l’image peut être discutée et
commentée. L’événement ou l’objet photographié sort d’une pratique individuelle
et privée et entre dans la sphère familiale ou même publique
Images numériques et symbolisation
Le lifestreaming qui était il y a une dizaine d’années une curiosité
de laboratoire comme MyLifeBits est aujourd’hui la portée de tous. Il nous est
aujourd’hui possible de documenter nos vies dans tous leurs aspects. Mieux, par
notre présence en ligne, en ajoutant ici une vidéo a nos favoris, en commentant
là une photo, en écrivant plus loin un billet…., nous produisons des flux qui
sont a la fois des traces de nos activités en ligne et nos vies numériques.
J’y vois d’abord une tentative de contenance. Nos comptes en ligne sont nos
annexes psychiques. Ce sont des espaces de dépôt dans lesquels nous pouvons
stocker des contenus et les représentations et affects qui y sont liés.
Ces espaces de dépôt sont d’abord des espaces de décantation. La vie en ligne
peut être rapide, et les opérations qui doivent y être exécutés dépassent
régulièrement nos capacités de traitement. Les choses à traiter sont donc mises
momentanément de coté, avec l’espoir que l’on sera a un autre moment plus
disponible pour y faire face. Mais ce sont aussi des espaces de transformation
comme je vais essayer de le monter avec la photographie numérique
Cette documentation atteint des volumes incroyables. Caterina Fake, une des
fondatrices de Flickr, a accumulé en ligne plus de 30 million d’images sur son
compte. En dehors de ce cas particulier, comment expliquer que toute une
génération poste des images sur des sites de partage, mette en ligne des vidéos,
ceonversent sur seesmic ou 12seconds ou se produisent sur xxXXxx. ? Comment
rendre compte d’un fait social si massif ? L’abaissement du coût de fabrication
des images, la facilité avec laquelle il nous est possible d’en produite de
nouvelles et de détruire les anciennes explique une partie des images que nous
faisons. Mais il faut aussi prendre en compte les économies psychiques. Mon
interprétation est que e la même façon que la photographie argentique permet (ou
empêche) un travail d’assimilation des expériences du monde, les images
numériques peuvent être des soutiens (ou des obstacles) au travail de
symbolisation, cela sur le plan individuel et collectif.
La prise des images est une première façon d’assimilation.
Les mécanismes sont ici les même que pour la photographie numérique : capture du
moment, de l’objet, à des fins conservatoires. Ce qu’il faut conserver peut être
l’événement ou l’objet (un anniversaire, un objet précieux…) ou le Soi parce
que l’on est débordé par l’émotion du moment (un mariage, un cadavre…). Il est
tout de même au moins deux différences. La saisie d’un Appareil Photo Numérique
(APN) n’est pas la même que celle d’un appareil reflex. Aujourd’hui, la prise de
vue se fait les deux yeux ouverts : il n’y a plus l’imaginaire du trou de
serrure qui était lié à la visée par l’occulaire. Deuxièmement, avec les reflex
ou les 6×6 , la prise de la photographie passe par un moment de cécité qui
correspondait au temps d’ouverture du diaphragme. Avec les APN, l’image prise
est immédiatement présentée sur l’écran. Ce qui était une surface réceptrice se
transforme en écran qui est ainsi un bref instant indisponible pour une nouvelle
prise d’ image. Autrement dit, la photographie numérique, dans le temps de sa
fabrication, nous confronte a la question de la disponibilité. Il nous est aussi
immédiatement possible de choisir de “conserver” ou de “supprimer” la nouvelle
image – ou celles qui la précédent – sur l’APN c’est à dire d’entériner ou pas,
immédiatement, le commencement de l’intériorisation de l’événement : rejeter une
image, c’est refuser de l’inscrire en soi. L’accepter, c’est commencer à
s’ouvrir à ses résonances fantasmatiques.
Si faire des images est une mesure du travail psychique auquel nous sommes
convoqués, il faut bien constater que la charge de travail a augmenté pour tous.
Partout, des images. Les écrans qui les transportent et contiennent se
multiplient et modifient la fonction d’objets comme le téléphone portable.
Partout, notre image est susceptible d’être captée par des appareils, que ce
soient des dispositifs de surveillance, ou des appareils photographiques “amis”.
Les plus jeunes enfants apprennent vite que leur image peut être capturée dans
un téléphone portable, et qu’elle peut être rappelée à volonté : le stade du
miroir s’y joue aussi sûrement qu’avec un miroir…argentique ! Il me semble que
notre propension à faire des image tient aussi à cela : nous faisons des images
des autres et de nous même de la même façon que nous . Le mécanisme
psychologique sous-jacent est celui de l’identification à l’agresseur. Il ne
s’oppose pas à l’introjection que Serge Tisseron donne comme clé de la
photographie. Il la prépare. En nous mettant à la place de l’autre, il nous
permet d’introjecter des éléments de la situation de départ en jouant sur les
déplacements sujet – objet et activité – passivité
La mise en ligne des images est seconde façon d’assimiler le
monde. Mettre en ligne des images n’est pas tellement d’une preuve d’un
fonctionnement narcissique par lequel chacun se plairait à voir sur Internet des
images de lui-même. Peu de gens passent beaucoup de temps devant ce qu’ils ont
mis en ligne ! Ce qui est en jeu ici est davantage une mise à distance de soi.
Cette mise à distance permet de se re-présenter ce qui a été capturé par
l’appareil photographique et de le voir non plus sur le petit écran du téléphone
ou de l’APN mais en “grand” sur l’écran de l’ordinateur. . De la même façon
qu’autrefois avec l’argentique, la prise de vue suffisait et le photographe
n’éprouvait pas le besoin de développer les négatifs, aujourd’hui, les
photographe n’éprouvent pas toujours le besoin de voir les photos qu’ils ont mis
en ligne sur leurs comptes de partage d’images. La prise de vue ou la mise en
ligne peuvent suffire.
La commande Envoyer-Recevoir que l’on retrouve sur nos ordinateurs et nos
téléphones portables est une ligne de symbolisation possible . Envoyer une
image, c’est la mettre ailleurs. On retrouve là la fonction de dépôt qui a été
décrite plus haut mais avec les qualités du numérique. La photo numérique est
insensible au temps qui passe. Tant que le fichier n’est pas altéré, l’image
peut être restituée. Elle ne s’origine pas d’un négatif, et ne connaît donc pas
la fragilité des commencements puisque dès sa création elle peut être copiée à
l’infini et à l’identique.
Mettre en ligne une image, c’est aussi l’envoyer à quelqu’un.
L’envoi est une adresse par laquelle nous signifions que nous attendons du
destinataire qu’il fasse quelque chose de ce que nous lui envoyons. Les lignes
d’interprétation sont ici nombreuses. L’autre est ici attendu comme étant celui
qui est capable de transformer ce qu’il ne nous est pas encore possible de
transformer par nous même, de la même façon qu’enfants, notre environnement a du
transformer pour nous ce que nous vivions en le mettant en mots. L’envoi peut
aussi être sous tendu en première intention consciente par des motivation
beaucoup moins élévée. C’est le cas, par exemple du cyberbullying dont une des formes consiste en l’envoi d’images
dont on sait ou imagine qu’elles vont choquer ou exciter celui qui les recçoit.
Mais dans ce cas aussi, il s’agit au moins pour une part d’une attente de
transformation.
Le commentaire des images est enfin une autre façon de
symboliser avec des images. Elle consiste à commenter, avec d’autres, quelque
chose que l’on a sous les yeux. Le premier effet est celui de la sensation d’une
co-présence, sensation d’autant plus forte que le rythme des commentaires est
élevé. Le second effet est celui d’une cohésion groupale puisque l’image donne
le sentiment d’un objet partagé
La dynamique psychique attachée au numérique est la même que celle de
la photographie argentique
En conclusion, la dynamique psychique reste la même qu’il s’agisse de
photographie numérique argentique. Dans les deux cas, nous sommes confrontés aux
trois temps : faire; développer/conserver/détruire; montrer à soi même/aux
autres avec leurs correspondances psychiques. Nous avons là les trois modes de
symbolisation : sensori-affectivo-motrice, imagée et verbale. La façon de tenir
l’appareil, le choix du cadrage qui découpe un morceau de la réalité, les
mouvements d’approche et d’éloignement de l’objet à photographie sont une
symbolisation sensori-motrice. L’image photographique est une symbolisation
imagée, parce qu’elle nous permet de nous re-présenter un événement ou un objet.
Cela permet de “voir” ce que nous n’avions pas vu parce que nous n’étions pas
suffisament disponibles au moment de la prise de vue ou tout simplement parce
que nous n’étions pas là. Enfin, la photographie permet de parler avec d’autres
de ce qui a été photographié : c’est une symbolisation verbale. Elle est un bon
médiateur pour les transmissions, qu’elles concernent les cercles familiaux ou
des groupes plus larges
Le numérique supporte cependant une opération que ne connait pas l’argentique
: l’édition. Mais ceci est une autre histoire…
* trace ou… empreinte ? Ce sera l’occasion d’une prochaine réflexion.
Merci pour cet article très intéressant.
Il me semble également intéressant de remarquer la dimension normative des images sur facebook. Déambulant sur ce site, on croise une infinité de clichés presque toujours semblables de jeunes gens souriants, offrant l’image d’une jeunesse épanouie, “cool” et lisse, tendant en cela à ressembler aux modèles offerts par la publicité et la télévision. L’image sur facebook souligne ainsi l’importance grandissante de la norme sur la loi. Une autre piste à creuser… :-)
Bonjour Vincent, bienvenue ! !-)
Oui, on peut peut être compléter en rappelant que les images ont une fonction sociale, intégrative. Elle véhiculent rapidement des émotions, et sont aussi tout aussi rapidement comprises. D’ou peut être l’effet “jeunesse épanouie”. Et puis, le petit peuple de Facebook est vraiment jeune ! ;-)
Il faudrait qu’un labo de psycho ou de socio se mette à crawler sérieusement ces sites. Avec une étude d’envergure, on y verrait sans doute plus clair
Combien de temps faudra il attendre ?