En 1973, ARNESON et Gary GYGAX écrivent Dongeons & Dragons. Il s’agit d’un jeu sur table, dans lequel un groupe de joueurs incarnent des personnages évoluant dans un univers heroic fantasy. Chaque personnage a appartient a une classe précise (voleur, guerrier, mage, etc.) avec des compétences particulières qui sont notée précisément sur la feuille de personnage. Les actions sont résolues a coups de dès et les résultats interprétés sur différents tables. La partie est dirigée par un Maître de Jeu qui décrit l’environnement auquel les personnages sont confrontés, donne le résultat des actions qui sont accomplies et est garant du respect des règles. Une partie peut durer quelques heures ou s’étendre sur des mois. Le jeu est un succès et toute une génération prend l’habitude de jouer ce que jusqu’à présent ils lisaient, et au fil des années, l’univers de Dongeons & Dragons s’étoffe de plus en plus

A cette époque, des jeux en ligne existent déjà sur le net. Sur Dogfight, des pilotes s’affrontent dans un monde 2D après s’être défiés sur un « bulletin board » Empire, qui deviendra le célèbre PLATO, permet à 32 joueurs d’être connectés simultanément dans un environnement à la Star Trek dans lequel chaque camp tente de prendre possession des planètes ennemies en y débarquant des troupes. Maze Wars, l’ancêtre des jeux de tir en première personne, écrit par Greg Thomson et Dave Leblign permet à 8 joueurs de s’affronter simultanément. On joue donc sur le net, et on joue également à des Multi User Dungeons, dans lesquels des joueurs réalisent les quêtes qui sont proposées en ligne grâce à une interface textuelle. Les MUDs deviennent si populaires que certaines universités limitent le temps de jeu aux matinées.

Vinton CERT et Bob KHAN viennent juste de donner au réseau le nom d’Internet lorsque à l’Essex University, Bob TRUBSHAW et Richard BARTLE MUD1 en s’inspirant de la dernière version d’ADVENT, DUNGEN. Le code source est partagé librement, et très rapidement, des clones apparaissent. Le succès des MUDs est tel que certaines universités en limitent le temps de jeu aux matinées pour économiser le temps machine. Les MUD se complexifient peu a peu et certains deviennent. Au Palo Alto Resarch Center (PARC) ((Le PARC a été créé par la firme XEROX en 1979. On lui doit, entre autres, l’invention de l’Ethernet, de l’interface graphique ou de l’impression laser)), de l’automne 1979 à l’été suivant, Roy TRUBSHAW et Pavel CURTIS écrivent un MOO de plus qu’ils nomment ironiquement LambdaMOO. Les connexions sont d’abord limitées à l’université d’Essex puis sont étendus au réseau tout entier l’année suivante. Très rapidement, LambdaMOO fait mentir son nom : sa popularité est telle qu’il devient difficile de s’y connecter, et en 10 ans, il devient l’un des MUDs les plus populaires. LambdaMOO est avant tout un laboratoire. Il s’agit, pour ses créateurs, d’une expérience sur le travail collaboratif en ligne. Comme dans tous les MUD, les utilisateurs peuvent discuter ensemble dans des espaces différents et créer des objets. Ces objets peuvent être des espaces que d’autres utilisateurs pourront parcourir – ou pas, si le créateur en fait un espace privé. Certains objets demandent de grandes compétences et sont donc a la fois rares et recherché, d’autres sont plus usuels. L’espace originaire de LambdaMoo reprend le plan de la maison de CURTIS. Il est régit par des wizards qui ont un contrôle total sur ce qui se passe et sur ce qu’il est autorisé de faire. Par faire, on entend ici aussi bien les discussions que la création (craft) ((Sur le craft, voir l’excellent article de Frank BEAU, The rise of the craftware)), c’est-à-dire la création|destruction en ligne d’objets (ou d’espaces). Au fil de la croissance de LambdaMOO, le travail des wizards (magiciens) devient de plus en plus important, finalement, en Décembre 1991, Pavel CURTIS annonce la mise en place de nouvelles disposition. Dans un message adressé sur les différentes listes de diffusion des LambdaMOOers, il rappelle en rappelle les débuts, l’excitation d’un petit groupe d’amis qui créent quelque chose à partir de rien, et la jubilation lorsque pour la première fois, une dizaine de personne était connectées simultanément à LambdaMOO. En un mois, le travail est suffisamment avancé pour faire l’annonce de l’existence de LambadMOO sur rec.games.mud ce qui amène de nouveaux joueurs qu’il accueille personnellement. Avec le nombre, viennent les indisciplines, et les conflits ou les débats sur ce qu’il est bon ou pas de faire sur LambdaMOO. A la demande quelques uns, Pavel CURTIS, écrit quelques règles de bonne conduite à partir des suggestions des joueurs. A la rentrée de Septembre 1991, LambdaMOO doit faire face à un facteur de croissance 10 : 350 à 450 personnes se connectent en même temps, ce qui pose non seulement des problèmes techniques, mais également des conflits entre les joueurs que les wizards tentent de régler avec de plus en plus de difficultés, d’autant plus que les nouveaux venus prennent de moins en moins le temps de lire la documentation qui leur est proposée à leur arrivée et dans le jeu. La charge de travail est telle que Pavel CURTIS tente de transférer certaines fonctions à des joueurs expérimentés. Le répit apporté par cette nouvelle disposition est de courte durée. Quelques mois plus tard, pour juguler le nombre de joueur, un système d’inscription nécessitant une adresse email valide est mise en place, puis des listes noires, rouges et grises, des commandes (@newt et @toad) sont implémentées pour permettre aux wizards de neutraliser les joueurs les plus gênants et de permettre a 800 personnes d’une trentaine de nationalité de vivre en ligne une expérience collective. Pour Pavel CURTIS, la complexité a laquelle est arrivée LambdaMOO est le signe que «cette société a quitté le nid »((Pavel CURTIS, LambdaMoo Takes a New Direction (LTAND), http://www3.cc.gatech.edu/classes/AY2001/cs6470_fall/LTAND.html Sept. 2006)). Et il poursuit : « Je pense qu’il n’y a plus de place ici pour des magiciens-mères, gardant le nid et essayant de discipliner les poussins pour leur propre bien. Il est temps pour les magiciens d’abandonner leur rôle de « mère » et de commencer à traiter cette société comme un groupe d’adultes avec des motivations et des buts indépendants »[4]. Les magiciens se retirent de LambdaMOO et limitent dorénavant leur rôle à la maintenance du système. Ils gardent leur prérogative principale, «  notre responsabilité est d’empêcher des personnes d’avoir des « accès non autorisés » ; en particulier, nous devons encore essayer d’empêcher les autres d’avoir des droits de magicien car cela mettrait sans aucun doute le bon fonctionnement du MOO dans son ensemble » ((Pavel CURTIS, ibid))

Le lundi 29 Mars 1993, M. Bungle entre dans le séjour de LambdaMOO. Son nom, déjà, est une alarme ((To bungle signifie : faire quelque chose de mal, par négligence ou stupidité ; agir maladroitement ou bêtement)) . La description du personnage est a l’avenant : « gros, oléagineux, un clown à la face de biscuit habillé dans une tenue d’arlequin tachée de sperme et ceint d’une ceinture de gui et de ciguë dont la boucle porte l’étrange inscription : « EMBRASSE MOI LA-DESSOUS, CHIENNE » Mr Bungle oblige, grâce à une poupée vodou une autre personne, legba, « un esprit haitien espiègle d’un genre indéterminé, à la peau noire et portant un onéreux costume gris perle, un chapeau claque et des lunettes noires » ((Les descriptions sont celles de Julian DIBBELL, A Rape in Cyberspace, in The Village Voice, Decembre 21, 1993, p. 36-42)) à des rapports sexuels. Est-ce les injures et blasphèmes proférés par legba ? Mr Bungle disparaît dans une de ses chambres privées mais la poupée vaudou est toujours active et force une autre personne, Starsinger, à avoir des relations sexuelles avec d’autres personnes, dont legba, Bakunin et Juniper. La poupée vaudou se déchaîne. Legba, l’interpréte des dieux, le protecteur des routes, des habitations et des carrefours, celui dont on craint la puissance lorsqu’il possède un fidèle est possédé. Des flots de sang menstruel s’écoulent de son corps, et il est forcé à manger ses poils pubiens. Puis la poupée vaudou étend à nouveau son influence malfaisante sur Starsinger qui se plante un couteau de cuisine dans les fesses avec une joie immense. C’est à ce moment qu’un ancien de LambdaMOO, Zippy, intervient et grâce à des pistolets puis dont la puissance s’approche des pouvoirs des magiciens, met fin à l’influence de la poupée et aux rires de Mr Bungle. Plus tard, un certain Jander, dans la méconnaissance de ce qui s’est passé, délivrera Mr Bungle de sa prison

L’affaire aura un impact majeur sur LambdaMOO et sera discutée sur la liste de diffusion*social-issues. Que faire ? Que faire de Mr Bungle et de ses actes ? Que faire avec les Mr Bungle a venir, qui, personne n’en doute, arriveront ? Evangeline, qui se présente comme une survivante de viol virtuel et de harcèlement sexuel propose que l’on organise un vaste pow-wow sur les agressions sexuelles en ligne et réponses à y donner. La proposition soulève dans un premier temps peu d’intérêt jusqu’à ce que, un jour plus tard, legba se fasse entendre : « Je demande à ce que Mr. Bungle soit craupauté pour le viol de Starsinger et moi-même. Je n’ai jamais demandé cela auparavant, et j’y ai pensé des jours durant. Il nous a blessé tous les deux. »

Le craupautage est une commande hérité des origines héroïc-fantasy des MUD. C’est la possibilité, pour un magicien, de changer la description d’un personnage par celle d’un quelconque amphibien. Sur LambdaMOO, cela va plus loin : le compte de l’utilisateur est purement et simplement supprimé. Les Mooers entendent donc la demande de legba comme il se doit : une condamnation à mort. Les réactions arrivent rapidement : SamIam, appuie la demande de legba et Bakunin – dont on apprend qu’il est l’époux de legba – La question déborbe bientôt la liste *social de LambdaMoo et de « faire suivre » en « faire suivre », tout ce qui sur le net s’intéresse aux MUDs bruisse de la même demande : que l’on se fasse Mr Bungle !

Trois jours après l’agression de Mr Bungle, le pow-wow demandé par evangeline se tient dans ses appartements privés. Bakunin et legba font partie des premiers arrivé et rapidement une foule immense se forme. Parmis eux, des magiciens, dont agbard, Autumn and Quastro, Puff, et JoeFeedback. Des records d’affluence sont battus, et pendant près de trois heures, arguments, opinions, emotes sont échangés « On pouvait presque sentir l’atmosphère de l’endroit, humide, et surchauffée par les corps virtuels se pressant contre votre peau et en éprouver une sensation de claustrophobie »((Ibid)). La vie ou la mort pour Mr Bungle ? Et si c’est la mort, comment s’assurer que ce n’est pas un simple lynchage ? Peut-on poursuivre Mr Bungle pour harcélement sexuel ? Peut-on le poursuivre devant une juridiction californienne pour harcélement téléphonique ? Mais l’idée générale était que Mr Bungle avait commis un crime dans un MOO et qu’il devait être puni, si punition il y avait, dans le même lieu. L’accord est total sur la gravité des faits, et lorsque HerbieCosmo avance que «peut-être il vaut mieux agir… des tendances violentes dans un environnement virtuel plutôt que dans la vraie vie »  il est copieusement hué. La discussion aborde la question de la place du corps dans les MUDs et de la réalité, mais même le détour par la métaphysique ne permet pas de prendre une décision quand à ce qu’il convient de faire de Mr Bungle

Sur ces entrefaites, Mr Bungle arrive. Il avait déjà été vu errant dans lambdaMOO, traversant silencieusement des foules hostiles et des tempêtes d’injures. Sur *social, pressé par legba de s’expliquer, il avait dit deux trois mots a propos du Christ et de l’expiation. Quelques uns l’insultent. D’autres tentent une nouvelle fois de le comprendre. Et, pour la première fois, Mr Bungle répond : « Je suis engagé dans une sorte de psychothérapie qui s’appelle la pensée-polarisation, le fait que ce ne soit pas la vie réelle a augmenté l’effet de la méthode. C’était purement une suite d’événements sans conséquences sur ma vie réelle. » Mr Bungle manifestera tour a tour des sentiments de remords alternant rapidement avec des sarcasmes ou des propos agressifs plongeant l’assemblée dans l’embarras et le doute. On en revenait, une fois encore, à la question de départ : la vie ou la mort ? Après près de trois heures de réunion, le débat s’essouffle et se réduit à une discussion banale. Beaucoup sont partis et aucune décision formelle n’a été prise.

JoeFeedback avait fait connaître sa position : il considérait que les faits étaient graves mais qu’il fallait prendre l’élimination d’un joueur avant autant de sérieux. Par ailleurs, il ne souhaitait pas revenir au temps des magiciens. Il semble qu’il ait trouvé à cette équation difficile une solution : Le Jeudi 1er Avril 1993, à 21 heures 58 (heure pacifique), Mr. Bungle n’était plus.

Il reviendra sous le nom et d’apparence d’un certain Dr Jest – Dr Plaisanterie – « yeux bleus… air de conspirateur, érotisme indocile et peut être un sens de compréhension du future ». Dr Jest est excentrique, traite tout le monde avec une grande familiarité, s’entoure d’objets renvoyant à l’imagerie nazi et au matériel chirurgical. S’il enferme parfois des joueurs dans un bocal ou ils retrouve un certain Mr Bungle, son comportement reste cependant bien plus supportable que celui de son prédécesseur. Il finira par disparaître de LambdaMOO, non sans laisser de traces : il laissera son espace privé ouvert, une maison « décorée avec goût » avec des étagères de livres rares, une table d’opération, et un mannequin grandeur nature de William S. Burroughts. Comme c’est toujours le cas lorsque le joueur n’est pas connecté, la decription des lieux précise que le Dr Jest est présent mais endormi.. Ni tout à fait présent, ni tout à fait absent, il hantera longtemps LambdaMOO.

Il y a un grand absent à cette affaire : Haakon, dit Le bon, troisième roi de Norvége, plus jeune fils de Harald à la belle chevelure alias Pavel CURTIS, créateur de LambdaMOO. Haakon avait été élevé par le roi d’Angleterre comme partie d’un accord de paix fait par son père. A la mort de celui-ci, il arme des bateaux pour reconquérir sa couronne. Lorsque Haakon revient sur LambdaMOO, il retrouve une communauté traumatisée par plusieurs crimes, la mise à mort d’un des leurs et un magicien ayant fait un usage terrible de ses pouvoirs. Pendant la plus grande partie de la journée, il reste silencieux, et on l’imagine prenant connaissance arguments laissés sur *social ou épluchant les logs de LambdaMOO, ruminant de sombres pensées quand aux décisions à prendre et aux responsabilités qui lui incombaient. A la fin de la journée, il apparaît sur *social et rend une nouvelle proclamation. Haakon considère qu’il s’agit d’une pièce manquante de LTAND : un système de pétition et de vote va être implémenté afin que n’importe qui puisse demander l’exécution d’un pouvoir de magicien et que les actions des magiciens soient liés au résultat de ce vote. En quelques mois, l’organisation du MOO change au fil des procédures de vote : une nouvelle commande, @boot, est a la disposition de tous, et permet d’éjecter un gêneur d’une chambre, et il est possible de poursuivre un joueur devant des juges qui disposent, comme peine, de la palette ad-hoc des pouvoirs de magicien.