http://powet.tv/powetblog/wp-content/uploads/2006/09/city_of_heroes_boxart.jpgL’appel avait été lancé sur tout Steel Cayon ((En temps offline, cette aventure s’est déroule en Mars 2005 dans le jeu City of Heroes.)) et même au-delà. Un petit groupe de héros avait reçu de Synapse une mission commando. Il y était question des rouages, ces petits robots qui trainent jusqu’à Atlas City. Je me souvenais encore de ma première rencontre avec ces choses, de la fuite éperdue qui m’avait permis de garder la vie – et de l’intervention bienvenue d’un blaster, mais ça, c’est une autre histoire.

Une mission Commando a priorité sur toutes les autres missions. Une fois le groupe formé, et la mission commencée, quitter le groupe signifie quitter la mission. Il est possible de la refaire, mais il faudra alors la recommencer du début.

Le rendez-vous est donné près de Mynx, à Skyway. En trois minutes de vol, j’y suis. Un défenseur est toujours bienvenu, et je suis groupé sans difficulté. Le chef du groupe est un blaster, on attend un tank et un healer. Bien entendu, le tank arrive en dernier. Pour un groupe aguerri, la mission prend 5 heures de jeu. Le temps d’échanger quelques mots sur les spécialités, de lire les descriptifs de chacun et « go mission !». Le groupe est composé de Strateguerre, Mungo, StoneTanker, Captain Vodoo, Golgoth, et moi-même, Rastofire. Il n’y a pas de healer dans le groupe, et je sais que chacun compte à la fois sur mes bulles de défense pour diminuer les dégâts pris. J’ai bien entendu un petit dispositif de soin, mais il est long – d’une longueur parfois mortelle – à mettre en œuvre, et ne peut absolument pas être comparé aux vagues de soin d’un healer professionnel

Assez rapidement, le groupe prend ses marques. Un des tanks, Golgoth, est un peu jeune pour la mission commando. Mais il est bien protégé par Stonetanker qui a vraiment la peau dure. Captain Vodoo se révèle être un blaster très efficace, et, pour le souvenir que j’en ai, les bulles de protection de Rastofire sont appréciées. Plus les missions s’enchainent, plus le plaisir d’être ensemble augmente. Chacun prend et garde sa position : les tanks récupèrent l’aggro, les blasters tirent à distance, le defenseur protège aves ses bulles ou repousse les ennemis qui sont trop menaçants. Les sorts d’attaque, les buffs et les debuffs des uns et des autres deviennent synchro et il devient de plus en plus évident que rien ne saurait nous résister. Déjà, quelques uns parlent des missions commando prochaines. Pourquoi ne pas faire ensemble d’autres missions commandos ? D’autres quêtes ? Pourquoi ne pas ne faire ensemble un super groupe ? La mission commando ne sera pas finie dans les cinq heures standard. Qu’à cela ne tienne, on se donne rendez-vous deux jours plus tard, chacun acceptant sans difficulté le prix à payer : impossible de faire d’autres groupe entre temps, et donc de gagner les précieux points d’expérience. Le jour dit, le groupe est incomplet. L’aventure est tout de même tentée. Pendant toute une journée, malgré les aller retour fréquents à l’hôpital, le groupe s’entête. Les déconnexion des uns sont compensée par les connexions des autres, accueillis avec des cris de joie : cette fois ci, c’est sur, nous allons réussir ! Le groupe commando perdurera pendant une quinzaine de jours, avant que chacun ne se rende à l’évidence et ne l’abandonne définitivement.

Cette histoire, que chaque joueur en ligne aura certainement pu vivre, illustre ce que l’on appelle en psychologie l’illusion groupale. Elle a été décrite pour la première fois en 1972 par Didier Anzieu qui désignait par la « un état psychique particulier qui s’observe aussi bien dans les groupes naturels que thérapeutiques ou formatifs et qui est spontanément verbalisé par les membres sous la forme suivante : « Nous sommes bien ensemble ; nous constituons un bon groupe ; notre chef ou notre moniteur est un bon chef, un bon moniteur » »((Didier Anzieu, Le groupe et l’inconscient, DUNOD 2003, p. 76))

Cette illusion groupale n’est pas spécifique aux mondes offline. On la retrouve en ligne, dans les MMO mais aussi dans tous les jeux ou la notion de groupe et engagée, et même en dehors des jeux vidéos dans les listes de diffusion, wikis, groupes usenet etc. Dans les FPS et les STR elle se produit à chaque fois que chaque classe de personnage ou chaque unité exécute exactement ce pour quoi elle a été conçue et que son action s’insère harmonieusement dans le plan d’ensemble : les unités de contact sèment le désordre dans les rangs ennemis grâce à leur puissance, tandis que les unités à distance opèrent des dégâts plus sélectifs mais stratégiques et les unités de support apportent efficacement leur aide

En ligne, l’illusion groupale est facilitée par deux séries de facteurs. La première série tient au continuum entre le rêve et le jeu (vidéo) ; la seconde série tient à l’assujettissement des parties à l’ensemble

Comme le rêve, le jeu vidéo réalise les désirs conscients réprimés et les désirs réprimés de l’enfance : désirs d’agression, érotiques, narcissiques, ou de soutien, qu’ils concernent un autre ou sa propre personne. Le jeu et le rêve supposent par ailleurs un certain désinvestissement de la réalité extérieure. Enfin, le jeu vidéo et le rêve mettent en jeu les trois types de régression décrits par Freud : régression chronologique, régression topique, régression économique. La première régression rend compte du fait que la situation de groupe est une menace dont on se défend en tentant de s’y soustraire ou d’en tirer des bénéfices pour soi. La seconde rend compte du fait que les instances interdictrices sont mises en veilleuse. Chacun aspire à ce que ses désirs soient satisfaits le plus rapidement possible, et . Enfin, la dernière s’observe dans l’utilisation de formes de communication les moins formalisées : les « kikoo » et autres « GG » en sont quelques exemples.

La facilité avec laquelle on « groupe » et « dégroupe » dans les jeux vidéos exacerbe ce que l’on peut observer hors ligne : les désirs y sont chauffés a blanc. Certes, certains y font preuve de leur générosité, mais il faut avoir qu’ici comme ailleurs, la tentation de la satisfaction égoïste est la plus fréquente. Les angoisses y trouvent un terrain favorable : angoisse d’être volé, spolié, abandonné dans une situation dangereuse … sont le pain quotidien du joueur. Face à ces menaces, l’illusion groupale – « on est tous bien ensemble, guidés par un chef qui nous protège, nous initie, nous apporte récompenses et nourriture » – est une réponse collectivement construite et défensivement efficace

La seconde série tient à l’assujettissement de chacun à la place qu’il s’est désigné – chacun a choisi de jouer telle classe de personnage – et que le groupe désigne. Faire partie d’un groupe c’est accepter d’aliéner une partie de soi. L’appareillage de l’ensemble se fait toujours à ce prix. L’illusion groupale est le signe qu’un ajustement parfait a été réalité entre d’une part les membres du groupe et l’ensemble et d’autre part entre les différents membres du groupe. Les sentiments de toute puissance éprouvés alors – « ensemble, rien ne nous résistera » – provient de ce que le groupe se vit sans faille puisque chacun est parfaitement complété par son voisin et par le groupe : une unité de soutient fait des dégâts via les tanks et autres damage dealers et ceux-ci ne peuvent réaliser durablement leur fonction que parce qu’ils sont continuellement soigné et protégé par les buffers

Cette illusion groupale est sans aucun doute une des grandes sources de plaisir du jeu en ligne. Elle est riche de potentialités créatrices. Mais elle recèle également une part plus sombre : l’assujettissement se mue alors en ligature et le groupe se remplit de l’agressivité que chacun évitait soigneusement de mettre en œuvre.