SAGE sera dépassé par les doctrines militaires avant même d’être déployé. Il avait été imaginé pour répondre a une attaque de bombardiers soviétiques volant à très haute altitude et passant par le pôle nord, ou au contraire volant a basse altitude pour essayer de passer sous la couverture radar. Dès l’après guerre, soviétique et américains se lancent dans une course qui mettra leurs capitales respectives a la portée de leurs missiles nucléaires. Les missiles balistiques intercontinentaux rendent obsolète le scénario tactique sur lequel était basé SAGE. IBM redéployera la technologie pour mettre en place un système de réservation centralisée de billets d’avions (SABRE : Semi Automatic Business Research Environnement). SAGE laissera par ailleurs une pléthore de retombées technologiques dont la plus importante sera sans doute la perception de l’importante du temps partagé (« time sharing ») comparativement au traitement par lots (« batch processing » )

C’est donc fort de son expérience acquise avec le projet SAGE que Licklider rêve d’une symbiose entre les hommes et les machines. Il en parle comme une « conversion religieuse » ((Rheingold, H. (pas de date). The virtual community. Retrouvé Mars 8, 2009, de http://www.rheingold.com/texts/tft/7.html.)) pour expliquer comment il a pu entrevoir que le ordinateurs pouvaient être autre chose que des machines à calculer. Mais à cela, il faut quelques pré-requis : l’ordinateur doit partager son temps entre plusieurs personnes, il faut différencier des mémoires réinscriptibles, « éditables », et des mémoires permanentes ; l’information doit pouvoir être retrouvée de plusieurs façons différentes ; les langages de programmation doivent être accessibles ; et la communication avec la machine doit se faire de la façon la plus naturelle possible grâce a des interfaces d’entrée et de sortie. Ces pré-requis ont tous pour but d’accorder la formidable puissance des ordinateurs au mode de pensée des humains, les premiers étant trop rapides pour une pensée vraiment coopérative avec les humains

Dans « Man-computer symbiosis », Licklider en appelle à un partenariat entre les hommes et les machines. Celui-ci devrait être aussi profond qu’une symbiose. En biologie, on appelle symbiose la relation étroite qui existe entre deux organismes d’espèces différentes et qui se traduit par des effets bénéfiques aussi bien pour l’un que pour l’autre ; cette relation peut également être indispensable à leur survie. Licklider assigne deux buts à la symbiose homme-machine : le premier est de permettre à la machine d’être plus compétente dans la formulation de problèmes. Le second est d’amener les machines à travailler en temps-réel.

One of the main aims of man-computer symbiosis is to bring the computing machine effectively into the formulative parts of technical problems. The other main aim is closely related. It is to bring computing machines effectively into processes of thinking that must go on in “real time,” time that moves too fast to permit using computers in conventional ways.  J. L Licklider

Un des principaux buts de la symbiose homme-machine est d’introduire efficacement l’ordinateur dans la formulation des problèmes techniques. L’autre but principal s’y rapporte étroitement. Il consiste à introduire efficacement les ordinateurs dans les processus de pensée “en temps réel”, un temps qui se déroule trop rapidement pour utiliser des ordinateurs de manière conventionnelle. J. L Licklider

Licklider attend des machines une aide au travail de pensée. Il a gardé des traces de tout ce qu’il faisant dans le cadre de son travail et a remarqué qu’il passait la majeure partie de son temps à chercher, obtenir, digérer de l’information où à la mettre en forme sous forme de graphes. Ces taches répétitives peuvent être confiées à des machines tandis que les hommes garderont les parties « nobles » du travail intellectuel : la formulation des hypothèses, la détermination des buts à atteindre, l’évaluation du travail accompli.

Il semble évident qu’un dispositif d’interaction coopérative pourrait grandement améliorer les processus de travail intellectuel Licklider, The computer as a communication machine, 1960

L’informatique sera finalement partie prenante de la formulation des problèmes, du travail de recherche, de la conduite des expériences. Elle interviendra dans l’écriture des textes, dans la recherche des références…. En définitive, elle assurera une communication plus facile entre les être humains » (Man computer symbiosis in Flichy, 2001)

« Notre espoir, écrit il, est que dans un certain nombre d’années le cerveau et l’ordinateur soient couplés étroitement. Grâce à ce partenariat, on pourra penser comme on n’a jamais pensé jusqu’à présent, et les données seront traitées d’une façon qui n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui » Licklider, Man-computer symbiosis

Pour parvenir à un tel partenariat, il lui faut d’abord multiplier les occasions de rencontre entre l’homme et les machines et rendre plus accessibles les opérations qui se produisent en son sein. La solution imaginée par Licklider est double. Il s’agit d’une part d’amener à la surface de la machine une représentation de ce qui se passe en son sein et ensuite de permettre à l’utilisateur d’interagir avec ce qui lui est ainsi proposé. Cela passe par des nouveaux dispositifs d’écriture et de lecture. D’un coté, prévoit Licklider, il faut développer les mémoires de masse, et de l’autre il faut développer les interfaces d’entrée et de sortie.

C’est Douglas Engelbart qui apportera une solution au problème d’affichage. Les deux hommes se connaissaient pour avoir travaillé ensemble sur le projet SAGE. Tous les deux s’étaient intéressés à la façon dont on pouvait présenter l’information à l’opérateur et Engelbart avait remplacé sur un écran la cible et le chasseur par leurs initiales : F et T pour « Target » et « Fighter »[2]. Il avait aussi mis au point un crayon lumineux qui permettait de faire des sélections à l’écran. Plus tard, il mettra au point entre les années 1960 et 1965 un dispositif de contrôle qui préfigurera la souris et le crayon optique [3]. SAGE avait permis pour la première fois de raccorder des ordinateurs à des capteurs (radars, sonars etc.) et amené Licklider à réfléchir sur la meilleure façon dont la machine peut présenter l’information à l’utilisateur. Pour cela, il avait formé un groupe un groupe de recherche composé d’ingénieurs et de psychologues dans la première moitié des années 1950.

En promouvant le temps partagé, Licklider vise deux objectifs. Le premier est économique : partager l’utilisation d’une machine permet de faire baisser les coûts d’utilisation. Le second objectif est d’augmenter les interactions homme-machine : plus il y aura de personnes en contact avec des ordinateurs, plus ces interactions deviendront importantes dans le champ de la connaissance

Il faut se représenter qu’a cette époque, le nombre des ordinateurs était encore limité et que rien ne pouvait laisser supposer que pour 100 dollars on aurait quarante années plus tard des machines mille fois plus puissantes ni qu’elles deviendraient des compagnons de notre quotidien. Une machine comme le PDP-1 qui était considérée comme ce qui se faisait de mieux était aussi encombrante qu’un réfrigérateur. Il est vrai que peu de temps auparavant, un ordinateur pesait quelques dizaines de tonnes, occupait une pièce entière, pesait plusieurs dizaines de tonnes et était géré par une myriade de personnel humain. En se miniaturisant, le PDP-1 permet une relation plus personnalisée à la machine : un homme seul alimente la machine en programme et récupère le précieux résultat de ses computations. Seul Licklider ose déjà penser à des relations encore plus intimes entre l’homme et l’ordinateur. Son rêve s’est réalisé bien au-delà de ses espérances puisque les ordinateurs nous accompagnent dans notre quotidien et qu’ils se sont tellement rapprochés de nous que nous les retrouvons jusque dans nos poches !

Parmi les projets soutenus par Licklider au sein de l’ARPA, le projet Machine Aided Cognition permet en 1963 à 24 personnes d’utiliser simultanément un ordinateur IBM 7094. Le projet MAC permettra à Licklider de rassembler des institutions (la BELL, General Electrics, Honeywell, la NASA, la NSF) et de coordonner les différents projets de recherche afin d’éviter les pertes d’énergie. Lorsqu’il quitte l’ARPA en 1962, il est remplacé par Ivan Sutherland qui nomme sur ses conseils comme co-directeur un jeune homme de moins de trente ans, Robert Taylor