Dans les années 1980, un membre des forums de discussion de Compuserve devient incontournable, par sa présence presque continuelle, par ses très nombreux messages, par l’exemple qu’elle donne en personne aussi bien que par le soutien, inconditionnel et généreux, qu’elle ne manque pas d’apporter aux autres membres du forum.

Il faut dire que son histoire est peu banale : neuropsychologue de formation, elle est gravement blessée dans un accident de voiture qui la défigure et qui la laisse clouée dans un fauteuil roulant. Son compagnon, lui, est tué sur le coup. Après une année d’une douloureuse rééducation, elle sort de l’hôpital avec des douleurs dans le dos qui la conduisent au suicide. Son professeur, John Hopkins, lui donne un ordinateur avec un abonnement d’une année à Compuserve. Joan découvre peu a peu le monde des relations en lignes, et comme l’espérait John Hopkins, l’investit suffisamment pour sortir de sa dépression à tel point qu’elle envisage de reprendre ses études grâce à la médiation offerte par l’ordinateur.

De par les séquelles laissées par l’accident, l’ordinateur peut en effet lui être d’une grande aide. De sa voix ne subsiste plus que des grognements et des gémissements. Défigurée, elle évite tout face à face et vit recluse. Même écrire avec un ordinateur lui est difficile, et elle doit utiliser une licorne. Elle force peu à peu l’admiration de tous comme lorsqu’elle raconte ses virées nocturnes avec les patrouilles de police pour donner à voir les conséquences de la violence routière. Ou encore sa traversée de l’Islande qu’elle s’est imposée, malgré son handicap, pour lutter contre son agoraphobie. Peu à peu, son coté féministe apparaît et de nombreuses femmes du forum la citent en exemple pour son courage dans le quotidien tout autant que pour les positions qu’elle prend sur le forum. Elle y déclare sans ambages sa bisexualité tout comme un avortement effectué à l’age de 16 ans, séduit une participante qui est sur le point de divorcer pour la rejoindre.

Mais Joan a d’autres amours. Elle est tombée amoureuse d’un policier, Jack Carr, qui commence lui aussi à fréquenter les forums de Compuserve. Il s’y montre timide et peu dissert au regard de Joan dont la générosité, il est vrai, est assez volcanique. Lorsque Joan et Jack décideront de se marier, Joan en fera tout naturellement l’annonce sur les forums de Compuserve et une réception en ligne sera organisée pour les mariés. De sa lune de miel à Chypre, elle enverra quelques cartes postales.

Son investissement des forums sera si important qu’elle créera un groupe – « The Silent Circle » – dont la fonction sera de maintenir à l’écart tous les gêneurs et les imposteurs après avoir été abusée par un homme qui prétendait être une homosexuelle. Sur le groupe, elle a pu intervenir offline, envoyant ici une douzaine de roses a un ami convalescent, encourageant là une femme à reprendre des études, soutenant ailleurs une personne alcoolique et dépressive.

A ce portrait de femme-courage, certains, cependant, apportaient quelques correctifs. Certaines femmes se sont par exemple plaintes de la cours empressée dont elle étaient l’objet de la part de Joan ou encore d’autres participants ont rapporté qu’ils avaient vécu comme un harcellement les appels répétés de Joan pour une communication modem à modem. Certains trouvaient que Joan se vantait beaucoup et l’avis général était que Joan avait besoin de l’attention des autres du fait de son handicap Beaucoup, de ce fait, lui était pardonné.

Une autre participante du forum, Janis Goodall, avec une histoire similaire de celle de Joan, va découvrir un aspect surprenant de sa personnalité. Janis Goodall a elle aussi eu un accident de voiture qui la laissée handicapée, quoique dans une moins grande mesure que Joan. Joan est pour elle un exemple, aussi lorsque celle-ci lui propose de rencontrer son ami psychiatre Alex, elle accepte immédiatement. Après quelques discussions par chat, Alex l’invite à New-York, et propose de prendre les frais à sa charge lorsque Janis lui annonce qu’elle n’en a pas les moyens. Elle est reçue royalement pendant quatre jours, et Alex lui fait connaître les plus grands restaurants de la ville. Elle est séduite. Elle tente de rencontrer Joan mais ses appels téléphoniques restent sans réponse.

Ce n’est qu’a son retour chez elle qu’elle a de nouveau des nouvelles de Joan, qui s’intéresse de près à ce qui a pu se passer entre Alex et elle en lui demandait force détails : est elle amoureuse d’Alex ? Fait il bien l’amour ? Janis s’étonne. Et se souvient de quelques incohérences : pourquoi personne ne peut rencontrer Joan ? Alors que dans le même temps elle fait état de ses patrouilles nocturnes avec la police, ou des conférences qu’elle donne ici et là ? La justification donnée par Joan – son mari lui interdit toute rencontre – n’était plus tenable.

Pendant quelques semaines, Joan disparaît des forums. Alex l’annonce malade, et hospitalisée. Un membre du forum tente de l’y joindre par téléphone, mais elle y est parfaitement inconnue. Les demandes et les interrogations se font plus pressantes et l’on commence a se poser des questions sur les liens qui peuvent unir Alex et Joan : sont ils amants ? Joan réapparaît et répond très brutalement ramenant tout à la question de savoir si on l’aimait ou pas. Si on l’aimait, bien sûr, on se devait de faire silence. Les groupes de discussion sont sens dessus dessous. Alex et Joan sont pressés de s’expliquer. C’est Janis qui aura le fin mot de l’histoire. « Le téléphone a sonné, et c’était Alex. Les premiers mots qui sont sortis de sa bouche ont été « Oui, c’est moi » Je ne comprenais pas de quoi il parlait. Puis il a dit « Joan et moi sommes la même personne » J’étais choqué, je veux dire, vraiment choquée. Je voulais me jeter d’un pont »

L’histoire sera portée dans le monde offline par une participante du forum, Van GELDER dans la revue Ms en 1985. Tous auront à répondre à la question : que faire de Joan ? A voir des réactions, il est certain que l’affaire a eu un impact traumatique. Certains choisiront le déni en affirmant qu’ils discuteraient avec Joan comme si elle était une « vraie » personne. D’autres vivront la révélation de l’identité Joan|Alex comme une catastrophe et se réuniront quelques temps en ligne afin de s’apporter un soutien réciproque. D’autres, enfin, désinvestissement online et ne se connecteront plus sur les forum de Compuserve pendant quelques temps temps. Van GELDER estime qu’une quinzaine de personnes ont été séduites par Alex, et elle conclut, désabusée : « Nous avons perdu notre innocence, si ce n’est notre foi »