Lorsque les premiers observateurs se sont penchés sur les mondes numériques, la question de l’identité est immédiatement apparue comme primordiale. Chacun pouvait s’apercevoir à quel point il était aisé de créer une identité. Mieux, le jeu de masques se complexifiait parce qu’à une personne pouvait correspondre plusieurs identités en ligne ou que plusieurs personnes pouvaient se retrouver dans la même identité en ligne.
Le mythes, puis cette mythologie moderne qu’est la science fiction,a porté dans la culture des fantasmes individuels que l’on retrouve aussi bien dans le registre normal que dans celui de la psychothapthologie.De [W:Protée] aux êtres multiples de la science fiction, le rêve (et parfois les difficultés) d’être plus d’un ont ainsi trouvé une illustration. Avec l’Internet, ce qui n’était finalement que des jeux imaginaires semblait trouver une réalité. Il était devenu possible d’être plusieurs personnes différentes et dans le même espace. Les chat rooms et autres forums étaient devenus les nouveaux théâtres dans lesquels se jouaient de drames et des vaudevilles
La facilité avec laquelle ces identités étaient construites et surtout le fait qu’elle étaient faites de mots a profondément frappé les premiers observateurs. Sherry Turkle voit en ligne prendre forme et sens les théories qu’elle a reçu de Jacques Lacan ou Jacques Derrida. L’ordinateur lui semble alors être le lieu ou la philosophie semble descendre sur terre.Notre identité est faites de mots, à la fois ceux que nous recevons des autres et ceux que nous utilisons. Sur Internet, cette évidence : “parler, c’est être” n’est plus une théorie. Il suffit de rester silencieux quelques minutes dans une chat room, quelques jours sur un forum pour disparaitre des lieux.
John Suler, qui a été un des premiers psychologues à s’intéresser au cyberespace, voit dans la flexibilité des identités une de ses caractéristiques de base [The basic psychological feature of Cyberespace, 1996]. L’idée de John Suler est que l’absence de face à face permet à chacun d’exprimer plus facilement des identités imaginaires. L’anonymat du cyberespace a un effet désinhibiteur et pousserait davantage les personnes a se mettre en scène ou à avoir des conduites transgressives. Le cyberespace aurait donc cette qualité de nous permettre d’endosser des identités différentes et de les explorer. Lisa Nakamura((Nakamura, Lisa. 2000. . Race In/For Cyberspace: Identity Tourism and Racial Passing on the Internet. http://www.humanities.uci.edu/mposter/syllabi/readings/nakamura.html.)) a appelé tourisme identitaire cette façon d’explorer des identités, exprimant par là le fait qu’endosser un rôle permet de mieux comprendre les problématiques qui lui correspondent.
Ainsi, est il possible d’être “un essaim d’abeille”, un “gaz rare”, un “chevalier jedi”,“personne” ou soi-même ou encore tout cela en même temps. Il est donc possible d’avoir la même forme pour plusieurs identités différentes, ou la même identité dans plusieurs formes différentes. Pour complexifier ce théâtre des identités, il est possible de jouer sur le en/hors ligne en apparaissant présent quand on est absent (AFK), absent quand on est présent, ou encore présent/absent pour les uns et pas pour les autres.
Pour Sherry Turkle comme pour John Suler, le cyberespace donne la possibilité de tabuler entre les diverses identités. De la même façon que nous basculons d’une application à une autre, nous pouvons passer d’un jeu d’identité à un autre. En basculant d’un dispositif d’écriture à un autre, ou à l’intérieur d’un même dispositif, il est possible d’être ceci puis cela. Mieux : la rapidité des interactions peut donner l’illusion de la simultanéité.
Le travail des avatars
Il faut introduire quelques commentaires. S’il est vrai que nous pouvons former et utiliser en ligne des identités différentes, il faut prendre en compte que nous sommes aussi joué par elles, et cela au moins à deux reprises. Nous sommes d’’abordjoués par le jeu des forces sociales qui nous assignent des rôles et des statuts. Nous sommes ensuite joués jusque dans notre intimité puisque nous ne disposons pas librement de ce que nous sommes : “le Moi n’est pas maitre dans sa propre maison”
Ce que Lisa Nakamura, John Suler et Sherry Turkle ne prennent pas en compte, c’est qu’en ligne aussi le mort saisit le vif. Les identités que nous endossons en ligne s’appuient toujours sur des éléments internes. Ce sont des imagos et des images internes qui sont sélectionnées, combinées, et explorées au travers nos identités en ligne. Ce sont sur elles que portent les opérations psychiques de projection, d’excorporation, d’identification ou d’introjection. Ainsi, une identité en ligne est une façon de mettre au devant de soi des éléments de nos vies psychiques. Par cette projection, chacun perçoit le monde en fonction de ses modèles internes qui à leur tour servent de pôle d’identification auxquels on tente de ressembler. Cette circulation entre les projections et les identifications concerne précisément les imagos, c’est à dire le résultat de fantasmes d’incorporation résultant d’une souffrance psychique et relationnelle. A ces imagos s’opposent les images internes, qui elle résultent de processus d’introjection. Dans le meilleur des cas, il s’instaure une circulation qui permet de réemploi d’’émotions, de pensées, de fantasmes qui restaient à l’écart du fonctionnement général du psychisme. Les identités en ligne sont des vecteurs potentiels de processus introjectifs.
Identité-mémoires et identité-projets
Les identités en ligne sont donc des occasions de travail sur nos mémoires conscientes et inconscientes. A coté de ces identité-mémoires, nous avons également des identité-projets : ce sont les identités que nous prenons avec le but conscient ou inconscient de nous préparer à quelque chose : jouer aux Sims ou se déclarer “en couple” sur Facebook peuvent être des façons de se préparer à la vie de famille. Un projet peut également démarrer avec la mise en ligne d’un nouveau blogue.
Il est un type d’identité-mémoire qui fonctionne d’une façon un peu particulière : c’est l’identité-crypte. Elle est une identité dans laquelle sont déposés des éléments du Self dont on ne veut pas penser. La différence avec les identités précédentes tient au fait que la boucle de retour ne se fait pas : ce qui est déposé est mis à l’écart du fonctionnement psychique. Si la fiction du “virtuel” est encore maintenue, c’est parce que ce mode de fonctionnement est assez fréquent. Le “virtuel” fonctionne comme une image de cette zone à laquelle nous n’avons plus accès. Les grandes réticences, pour ne pas dire l’angoisse, ou les enthousiasmes excessifs de quelques uns sont liés a cette dynamique : les uns craignent de se retrouver brutalement au contact avec des objets angoissants et les autres s’émerveillent par avance de pouvoir avoir à nouveau accès a la totalité de leur self.
Viscosités
Nous ne disposons donc pas tout à fait librement des identités que nous prenons en ligne. Aux dynamiques internes, il encore ajouter la viscosité du cyberespace. La simple observation des usages montre que nous avons tendance à assumer une même identité dans les différents lieux où nous nous trouvons. Cela tient au fait que nous attendons ainsi d’être reconnu pas les autres – et nous nous attendons également à les reconnaitre – et au fait que le fonctionnement psychique a cette même viscosité que le cyberespace : nous avons tous tendance a nous rassembler autour d’un centre, d’un noyau, de quelque chose qui nous constitue. L’éparpillement, surtout lorsqu’il devient durable, est toujours une charge de travail importante. Une des taches de base de l’appareil psychique est de rester soi, quoi que ce “Soi” puisse être, et tout ce qui l’en éloigne, est source d’angoisse
Ainsi, contrairement a ce qui a pu être amené au départ, le passage d’une identité à une autre n’est pas si aisé. Il est le fait d’un travail qui s’effectue pour une grande partie de façon inconsciente. Les identités que nous prenons et maintenons en ligne, celles que nous abandonnons plus ou moins volontairement, tout cela nous travaille de façon souterraine : les enjeux anciens de d’indentification et de séparation y sont réactivés.
il ne nous est pas possible d’endosser durablement une multitude d’identités, à la fois pour des raisons externes, et pour des raisons internes. Mieux, la liberté avec laquelle nous pensons nous choisir une identité en ligne est en fait le résultat d’un travail dont la plus grande partie se passe de façon inconsciente. Dans le cyberespace non plus, le Moi n’est pas maitre.
Bonjour. Ce que je vais dire est anecdotique, puisque votre parole sur le théâtre est une référence amusée indirecte mais comme c’est quelque chose que je lis souvent, je m’interroge…
Je suis toujours et encore très intriguée par le parallèle introduit entre le théâtre et le “jeu des avatars” fonctionnant sur le net. Il est souvent systématique et malheureusement souvent très peu approprié.
Le théâtre appelle et fonctionne avec et grâce aux corps (individuels et corps de groupe) des comédiens sur le plateau. Les corps (la chair) travaillent de façon à ce que le comédien s’éloigne de sa gestuelle “habituelle” pour trouver le “corps du personnage” c’est à dire l’expression physique (l’incarnation) du rôle, c’est à dire du texte.
Je ne cesse alors de m’interroger sur le parallèle que l’on fait entre jeu du comédien et appropriation virtuelle de son propre avatar. Si j’ai bien compris ce que vous exprimez, l’identité sur le net est à la fois jouée et vécue. Effectivement, cela se rapproche du théâtre où le comédien vit et met à distance à la fois sa propre identité et de celle de son personnage. Seulement, la dimension physique étant, pour l’instant (car rien n’empêche de rêver un internet mobilisant tous les sens, y compris le toucher)exclue du monde virtuel, il manque un moteur essentiel de la dynamique théâtral. De plus, l’espace virtuel n’est pas véritablement un lieu, la scène de théâtre, elle en est un, même s’il est ouvert et tend vers tous les possibles imaginaires, physiquement: il est clos.
Alors? D’où vient le raccourci imaginatif entre théâtre et avatar virtuel? Le corps de l’avatar (c’est à dire le “dessin”, l’image) devient-il une prolongation de la vision de notre propre corps, non pas comme simple objet fantasmagorique, mais comme une réalité interactive? Est-ce le corps du comédien vu comme un lieu et un lien de passage entre imagination et réalité qui est interrogé? Le corps de l’avatar est-il plus important que celui de l’internaute lorsqu’il est actif? Ou bien avons-nous besoin de “croire” nos avatars vivants pour mieux appréhender les relations sociales tissées sur la toile? Comme si nous insufflions un peu du divin de notre anima à ces poupées de pixels, tels de multiples dieux grecs soufflant sur leur poupée d’argile afin de donner vie à l’être humain?
Alors voilà… Je m’interroge. Je ne suis ni psychologue, ni sociologue, ni universitaire, juste une passionnée de théâtre intriguée par le dialogue qu’on lui fait tenir sur la toile afin d’expliciter les liens entre internautes et avatars… Et puis pourquoi le théâtre? Pourquoi pas la Bande Dessinée ou le cinéma ou encore le roman, tous des domaines de fictions bien plus proches de la réalité (images et mots) du web que ce théâtre qui ne peut exister qu’à partir du moment où un corps charnel apparaît en pleine lumière avant même de prononcer un mot…