Le rendez-vous avait été pris banalement en ligne. Un court message : "je souhaiterais un rendez-vous." Il provenait de mon compte Facebook. Je sais qu’il existe des réseaux sociaux de psychothérapeutes. Les psychothérapeutes s’y présentent, et les patients peuvent faire leur choix en fonction d’une série de clés : proxmimité géographique, background théorique annoncé, notation des autres patients, étiquettes, commentaires… J’y ai des comptes sur quelques uns, mais ils sont plutôt inactifs. Je n’ai jamais aimé la foule, et je l’aime encore moins lorsqu’il s’agit de psychothérapie.

J’ai renvoyé au patient une proposition de rendez-vous par mail sécurisé. J’y ai joint un fichier expliquant le pourquoi du cryptage, et comment se procurer une clé PGP. Le patient m’a répondu assez rapidement, par mail sécurisé également, ce qui laisse penser qu’il a les compétences techniques pour ce genre de travail. Il existe en effet toute une série de pré-requis au travail psychothérapeutique en ligne. Malheureusement, ils sont trop souvent insuffisamment pris en compte. Connaître l’Internet, ses plis et ses recoins, en est un, et ce n’est certainement pas le moindre

Le jour dit, et à l’heure proposé, le patient est là. C’est une patiente, du moins est-ce ainsi qu’elle a choisit de se présenter. Elle se prénomme Nina. Le canal vidéo reste éteint, mais l’image n’aurait pas été une preuve identifiante. On trouve dans l’open source toute une série de programmes qui capturent le flux vidéo de la webcam et qui superpose à son visage un visage que l’on s’est choisit. Les adolescents adorent ce dispositif qui leur permet de se donner à voir avec la tête de leur idole du moment. Mais les adultes l’utilisent aussi pour consulter incognito. Ils choisissent alors dans une bibliothèque d’ image celle qui leur semble le plus s’approcher du visage d’un homme sans qualité, ou ils utilisent des images de visage de leur famille.

Pendant l’échange, Nina envoie quelques bots sonder les répertoires du bureau en ligne et leurs contenus. Elle ne s’arrête donc pas à l’apparence que j’ai donné au cabinet, mais va à la racine du serveur. Pour autant, les bots sont très précautionneux, preuve d’une grande délicatesse de leur programmeur. Ils ne cherchent pas à outrepasser les limites qui leur sont données. Ils prennent connaissance du robot.txt et téléchargent quelques docs. Il s’agit d’une première exploration, un peu comme quand un patient explore du regard le cabinet dans lequel il est entré. Quelques bots filent à l’extérieur du cabinet et je les perds rapidement de vue. Sans doute sont ils en train d’explorer la googlospère à la recherche de données me concernant. Mes qualifications sont en évidence dans le bureau, mais je suppose que Nina  est une jeune femme prudente. Elle va sans doute questionner quelques registres, comme les archives des université mentionnées dans mon CV et les Délégations Régionales de la Santé pour vérifier la validité de mes diplômes. En quelques secondes, tout mon cursus universitaire sera rapatrié dans un de ses espaces personnels.

La sécurité est vraiment un point important du travail en ligne. Certains adolescents passent leur psychothérapie à tenter de rompre les défenses de leur psychothérapeute. Et il est vital que ces défenses tiennent le choc. J’ai chosi d’utiliser un bureau par patient. Chaque bureau garde une trace des échanges. Si un patient laisse traîner un document, il le retrouvera à sa prochaine visite. S’il le modifie, il retrouvera également les modifications. Et s’il le détruit, il ne le retrouvera pas. C’est une position qui n’est pas sans poser quelques difficultés lorsque par exemple, le patient utilise l’espace thérapeutique comme lieu de stockage ou d’élevage de programmes malveillants. Mais qui a dit qu’une psychothérapie devait être facile ?

Un autre point important est l’identification. Qu’importe la forme que prend le patient pour consulter. Mais il est important que chacun puisse être différencié de tous les autres par le psychothérapeute. Le nombre de jaloux pathologiques qui prennent une identité fictive pour pénétrer l’espace psychothérapeutique dans l’espoir d’y trouver des éléments pour nourrir leur jalousie est proprement étonnant !

Il y a eu une discussion chez les psychothérapeutes. Quelle marge de manoeuvre doit-on laisser au patient ? Des patients souhaitent effacer toute trace de leur passage, et utilisent des robots pour ce faire. Ces robots peuvent ils effacer les entrées concernant le patient jusque sur l’agenda du psychothérapeute ? A qui appartiennent les échanges ? A qui appartiennent l’enregistrement des échanges ? Et quelles sont les données que le psychothérapeute peut avoir de son patient. Certains psychothérapeutes commencent les recherches dès la prise de contact. Les réseaux sociaux, les sites de partage de documents, les blogues, les commentosphères … tout cela est exploré, trié, archivé. Après tout, ces données sont dans l’espace public. Mais doit on les faire entrer dans l’espace psychothérapeutique ? Pour ma part, je préfère m’ abstenir et me contenter de ce que le patient choisit de m’apporter.

Les bots de Nina sont de retour. J’ai le temps de les voir de plus près : ils sont translucides, sortes de méduses du cyberespace qui laissent entrevoir le code qui les constitue. Ce qui me frappe, c’est l’espèce de pureté et de beauté du code. Et aussi le fait que le code, dans sa forme, ressemble lui aussi à une méduse. Il faut vraiment de grands talents de programmation pour pouvoir arriver à cette concordance parfaite.

En ligne, les patient ne viennent jamais seuls. Ils ont quelques bots, certains commerciaux, d’autres faits maison. Ce premier environnement numérique, la forme et les relations que le patient a avec lui est déjà une première source d’information.  Mais ils ont surtout toute la poussière des données accumulées pendant leur surfs dans le cyberespace. Les régions qui sont explorées, les mots qui sont le plus souvent frappés au clavier, les images et sons rencontrés, tout cela forme un halo qui est spécifique à chacun. En y regardant de plus près, on peut parfois observer des strates qui correspondent à des périodes de la vie du patient. Ceux qui viennent de familles très nerds ont même des strates qui remontent à avant leur naissance : les conversations des parents, voire même leur enfance apparaissent parfois. Quelques psychologues ont tenté de construire une cybertypologie, mais celle ci ne fonctionne pas très bien. Le problème est la trop grande quantité de données qui font que l’on ne sait plus ou tourner le regard. J’y vois trop clair ! Il faut que je me crêve un oeil, chantaient les surréalistes. Ici aussi, un peu de clair obscur est parfois le bienvenu.

Il faut avouer que Nina ne pose pas ce genre de problème. A la voir, il semblerait qu’elle vient de naître au cyberespace. Pas de strate, pas d’histoire, pas de poussière de navigation. Juste elle.