Régine Detambel a fait un très joli Petit eloge de la peau dans lequel il apparaît à clairement quel point la peau et l’écriture s’ appellent réciproquement. Il n’est pratiquement pas une page ou l’un n’ appelle pas l’autre. Toute écriture semble inévitablement appeler la peau comme surface première. Toute peau ne semble être là que pour recueillir des traces, et donc finalement une écriture. Après la peau et le papier, notre culture dispose maintenant de nouvelles surfaces d’écriture. Ce sont tous ces écrans qui peuplent nos univers de travail, nos habitations et même jusqu’a nos habits. L’investissement est si profond que nous avons vu nos vêtements se creuser de nouvelles poches pour accueillir ces porte-écrans que sont les téléphones cellulaire.
J’écris à l’écran, je n’ai plus besoin de toucher pour sentir, j’effleure seulement. Mon écrit est de la graine de trace. Il est eau. L’écriture aujourd’hui, moderne poétique de la peau, n’écorche plus le papier. Fi des parois scarifiées. Elle se tient loin du manuscrit, du parchemin de cette peau de veau mort-né, encore sanguinolente, une écriture mordeuse de la cair, qui tatoue le texte sur la peau des livres – et c’est pourquoi d’ailleurs elle se mémorise si mal.
Elle dit qu’il n’est plus nécessaire de faire saigner la peau pour que l’écriture suinte vive, elle procède virtuellement, elle s’inscrit a l’écran liquide.Petit éloge de la peau. Régine Detambel
Ce qui spécifie le texte numérique, c’est d’abord sa fluidité. Les caractères glissent sur la page blanche sans aucune difficulté. Le support ne “résiste” pas, comme peut le faire les papiers a fort grammage. L’accord entre le style et la page semble être total. L’écriture gagne en légerté. Elle n’a plus cette sévérité des choses qui restent. La où le papier offre à celui qui regarde le spectacle de ses épousailles, heureuses ou malheureuses, avec le l’outil scripteur, la page numérique semble célébrer un accord parfait et de toujours entre elle et ce qui la marque.
Cependant, les peaux sanguinolentes ne sont pas si loin que cela de nos écrans. Elles apparaissent d’abord sous la dénégation. La page d’écran se présente comme innocente du couteau. Un rien la marque. Elle ne fait pas de différence entre l’effleurement et la frappe appuyée. Cela lui est égal. Mais même si elle fait peau neuve à 60 balayages par seconde, elle ne saurait masquer le curseur clignotant qui précédé le texte. Il est une incise. Il est sexe et pupille. Il est la trace discrète qu’une opération a eu lieu. Il rappelle la flèche du pointeur qui ne s’arrondit guère que devant le le lien hypertexte. Là, il se fait index dressé. Mais partout ailleurs, il pointe et perce les écrans pour que l’encre puisse s’y déposer. L’écriture électronique est un tatouage.
De quel regard est ce que ces écrans blanchâtres sont les yeux ? Autrefois, les écrans étaient verdâtres, et offraient une parenté reposante avec la nuit. Aujourd’hui, ils étincellent de blancheur et ils appellent la pointe qui viendra les crever. Nous sommes tantôt des Ulysses triomphants raillant Polyphène, tantôt des Oedipe misèrables cherchant le repos à Colonne
“Un texte ne s’écrit qu’intus et cutes” semble rappeller le curseur. A l’intérieur et sous la peau : l’écriture est tout autant un renfermement; il est cicacrice. Il recouvre autant qu’il découvre.
Alors que les peaux d’ écriture qui la précédaient était caractérisées par le fait qu’elle étaient des surfaces d’inscription durables, les pages numériques sont à la fois extrêmement volatiles et extrêmement durables. L’ effacement n’y demande pas plus d’effort que l’écriture. Il n’ exige ni ajout ni suppression de matière. La frappe appuyée comme l’effleurement produisent le même effet. Un clic efface un seul caractère ou des myriades de mots. Mieux : l’effacement de l’effacement y est possible. Rien dans la page d’écran ne rien rappeller ce que les autres supports trahissent toujours : la proximité de l’écriture, du meurtre et du cadavre. Nul oeil et nulle tombe ne vient rappeller le crime. Avec nos écrans, nous sommes des Cain innocents. Toute écriture se fait sur la peau d’un mort. Voilà ce que nos écrans effacent. Rien ne vient dire qu’ici un ajout a eu lieu et que là une suppression a été faite. Le texte s’écarte magiquement pour accueillir les nouveaux mots, et se referme tout aussi magiquement pour occuper la place qui serait restée vide et qui aurait signalé l’absence. Il est une mère délicieusement complice.
Une partie de la magie de la page numérique vient du fait qu’elle semble prendre apporter des solutions aux angoisses liées au travail de l’écriture. Les questions liées à la contenance, à la mise en forme du texte, à la césure des mots, ou aux lignes orphelines peuvent être réglées en quelques clics. Ici, un “a” aura toujours la forme d’un “a”. Il est parfait, idéal, et il le sera toujours. Il ne connaît pas les variations que l’écriture “a la main connait”. L’écriture y est toujours lisible. L’émotion, la qualité de la feuille, de son support, de l’instrument utilisé n’ apparaissent jamais. Un “a” reste un “a”. Idéal. Et bêtement “a”
La difficulté tient maintenant davantage de la profusion de styles de mise en page qui nous sont proposés que de leur réalisation.
Que la page et l’écriture appellent la peau n’est pas seulement dû au fait que les premières matières à écrire étaient faites en peaux de bête. C’est dû fait que les tous premiers échanges entre le bébé et l’environnement s’inscrivent aussi sur la peau. C’est sur la peau que s’inscrivent pour le bébé le soin que l’on prend de lui. C’est sur sa peau qu’il re-sent les qualités de celui qui le manipule. C’est sur sa peau qu’il perçoit son empressement, son savoir faire, sa présence. C’est sur sa peau, enfin, qu’il reçoit l’énigme du plaisir que l’autre peut avoir en sa compagnie.
Nos écrans blancs sont nos modernes peaux d’écriture. Elles se donnent comme étant a la fois des surfaces d’oubli et de mémoire. Tantôt elles se présentent comme des Némésis terribles, incapables du moindre oubli. Tantôt elles se présentent comme le lieu ou le grave comme le futile sombrent tôt ou tard dans l’oubli. Tantôt “fléau des humains”, fille de la funeste nuit, tantôt fille de la Discorde, la page blanche de nos ordinateurs promet d’un même mouvement la rétention entêtée et la l’expulsion libératrice. C’est que l’écriture ne saurait être tenue longtemps éloignée de l’analité
Il y a une chose dont la page numérique ne se souvient jamais : rien du lent travail d’écriture n’y transparaît. Les coupages, collages, déplacements se font immédiatement “au propre”. Les ratures, effacements et autres insertions n’apparaissent plus.
Tant que l’écrivain salissait et besognait, il avait besoin de sublimer son activité par une références au tissage qui fabrique l’étoffe proprement et du premier coup. Serge Tisseron, Petites mythologie d’aujourd’hui, Aubier, 2003
Avec les textes numériques, tout texte est d’emblée premier. Il est premier avant même le travail de besogne : c’est à dire qu’il évite autant l’imaginaire du meutre que celle du sexe. Il veut se donner comme “propre”.
“Il y a une chose dont la page numérique ne se souvient jamais : rien du lent travail d’écriture n’y transparaît. Les coupages, collages, déplacements se font immédiatement “au propre”. Les ratures, effacements et autres insertions n’apparaissent plus.” D’accord mais les fautes, les erreurs d’inattention peuvent encore y percer (cf ton article;-)
Plus sérieusement, quand tu dis “L’écriture électronique est un tatouage” tu sembles rejoindre un autre (Deleuze je crois) concernant l’écriture à son origine fondamentale. Le tatouage serait la première écriture, la première trace de la loi. On tatoue pour faire entrer l’individu dans un ensemble qui a ses règles et dont désormais il sera un agent actif. Vient ensuite l’écriture sur les pierres, papiers et autres matériaux. La trace de la loi disparait alors du corps…
@Pabloberger : “Tout pouvoir, y compris celui du droit, se trace d’abord sur le dos de ses sujets” Michel de Certeau.
Oui, sans doute le tatouage fait partie des écritures premières. Il n’est même pas besoin d’encre : la griffure d’un ongle sur la peau suffit
Sur les fautes et les erreurs d’inattention, je te rejoins aussi. Aucun disposif ne peut nous faire faire l’économie de notre inconscient. Et puis ce texte, je l’ai réécrit tellement de fois que je me suis résolu a le mettre en ligne inachevé. Il y a sans doute a le décondenser.
La chose qui me surprend le plus avec nos pages numériques, et le numériques tout court, c’est la facilité avec laquelle on peut y superposer des opposés. Une page de papier peut se souvenir un peu, ou oublier un peu. Ce que l’on y écrit peut être par moments illisible. Le numérique ne connait pas ces zones grises. C’est la la lumière ou l’obscurité : on charge le fichier, on on arrive pas a le charge. Et parfois, c’est la lumière et l’obscurité, la mémoire et l’oubli.
Re-
Je vais jouer mon rôle de contradicteur jusqu’au bout. Certainement que la réponse est dans la décondensation. Peut-être est-ce que j’arrive au milieu d’une conversation? Mais quelle différence aussi avec l’imprimerie? Elle non plus ne connait pas de zones grises.
PS: si ça continue je vais changer de pseudo “rabat-joie” me siérait peut-être mieux.
Joli texte, quoique parfois l’on saute trop vite de scarification à l’écran. Le propos serait sans doute plus convaincant s’il s’affrontait à sa tentation implicite: un évolutionnisme de l’écriture, qui à travers ses étapes tendrait à la fluidité, dont l’écran ne serait que le dernier avatar.
Car fluidité renvoie aussi au geste de l’écriture manuelle, à la plume dont la qualité est de glisser, au papier végétal et fleuri – les égyptiens, civilisation des scribes, avaient banni très tôt le sang de leurs bibliothèques sacrées; au papier moderne que se fait lisse pour accueillir la caresse de la plume.
Et si la main caresse, l’imprimerie frappe plutôt qu’elle n’inciser, au point de pouvoir se déployer sans mal sur un papier fin et de “moindre qualité”, celui des journaux, au point aussi que l’encre juste frappée laisse encore échapper son odeur, en une présence presque aussi évanescente que celle des nouvelles.
C’est vrai que le tatouage a parfois représenté la Loi ou en tout cas le pouvoir, mais dans ces cas là il s’agissait toujours d’heures très sombre pour l’humanité.