Objets bavards : l'avenir par l'objetDaniel Kaplan prévient le lecteur dès la première page d’introduction :”Vous avez entre les mains un essai politique travesti en livre d’anticipation, camouflé en philosophie du desing, déguisé en pamphlet écologiste. Et Inversement” Et plus loin “Vous serez tour à tour surpris, amusé, dubitatif, convaincu, choqué par Objets bavards”

J’ajouterais “vous serez agacé”. Car Bruce Sterling agace. Il agace quand il cite sans ménagement Karl Popper. Il agace lorsqu’il feint d’ignorer la courbe d’innovation de Rogers ou son adaptation par Gartner. Il agace lorsqu’il tient pour évident, avec un Maslow pyramidal, une hierrachie des besoins ((Maslow n’a jamais présenté ses idées sous la forme d’une pyramide et ce qui est spécifique à l’homme est qu’il est l’animal qui est le plus apte à faire passer les besoins subtils avant les besoins primaires.)) Il agace lorsqu’il entonne sans retenue le thème de l’intelligence de ruche.

Mais…

Bruce Sterling est un auteur de science-fiction et il faut prendre ses désinvoltures au sérieux. Que dit-il ? . Que notre avenir n’a jamais été aussi sombre. Que nous sommes envahis et assiégées par les objets que nous avons produit. Que nous avons épuisé toutes nos ressources. Que nous avons franchi le Ligne de Non-Retour et la Ligne de l’Empire. Que veut il dire par là ? Que nos activités économiques et sociales si si profondément incarnés dans l’Internet qu’il ne nous est plus possible de faire marche arrière. Il y a quelques années encore, la phrase “être sur Internet” avait encore un sens. Maintenant, nous sommes plongés dans un monde de données jour et nuit, que nous le voulions ou pas. Il n’est même plus possible de ne pas faire partie de ce mouvement : ne pas avoir de compte Facebook, par exemple, ne signifie pas que vous ne trouverez pas votre photo sur Facebook.

 

Objets bavards est une réflexion sur les objets, et comme telle elle intéresse le psychanalyste. Nous sommes nos objets et nos outils. Ils nous façonnent, profondément de par les relations que nous avons avec eux. C’est avec l’outil que l’aventure de l’humanité commence et c’est avec lui qu’elle peut se terminer. Seul un outil peut donner a un animal l’ excès qui lui permettra de sortir de sa niche écologique. Et l’homme est un animal qui a un talent certain dans l’utilisation de ses outils. Un talent parfois excessif. Le rapport intime que nous avons avec les objets a été décrit par Serge Tisseron : ce sont des supports de symbolisation, c’est à dire qu’il nous permettent de déposer des émotions et des pensées pour les reprendre ensuite dans notre appareil psychique. Cette conversation inconsciente peut permettre une meilleurs symbolisations, c’est à dire la mise en mots pour un autre de sensations et d’émotion. Mais ce peut être aussi des impasses : les souvenirs ou éprouvés difficiles sont enfermés encryptés dans un objet

 

Objets pléthoriques

Bruce Sterling s’intéresse à différents objets Il décrit des artefacts, des machines, des produits, des gizmos et des spimes.  Les artefacts sont des objets manufacturés par une société traditionnelle. Les machines sont des objets plus complexes, composés de plusieurs pièces qui sont assemblées. Leur source d’énergie est ni humaine, ni animale. Les produits sont des objets de consommation de masse. Ils sont identiques alors que les Gizmo sont “customisables” donnant a chaque propriétaire l’illusion de posséder un obje.t unique. Les spimes, enfin, sont d’un autre genre. Ce sont des objets qui ont été touché par les matières numériques. Ce qui caractèrise l’évolution des objets, c’est la tendance au multiple et au pléthorique.

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En somme, on trouve ici deux cas de figure. Soi un objet a plus de fonctions que nécessaire,  soit il est  produit en masse. D’un coté, on a des objets qui condensent plusieurs fonctions, et de l’autre le même objet qui est diffracté dans l’espace social. Il est assez intéressant de voir là un travail des objets similaire aux opérations du travail du rêve décrites par Sigmund Freud (1900).

Pour Sigmund Freud, le rêve est la réalisation d’un désir inconscient. Il se sert pour ce faire de plusieurs opérations qui transforment et figurent le désir inconscient initial de façon a ce qu’il passe la censure. La condensation et la diffraction font partie des “contremaitres” qui organisent les opérations de transformation ((les autres sont  le déplacement, la substitution, et le retournement)) . La condensation ramène le multiple à l’un. C’est une opération de compression qui opère par omission. La diffraction en est en quelque sorte le vis à vis. Elle décondense en mettant à profit le déplacement. Elle est une “une technique de camouflage par dissémination” (Kaës, R.)

Il y aurait avec les objets numériques une sorte de grande respiration qui alterne les mouvement de rassemblement et les mouvements de dissémination. On peut les voir à l’oeuvre sur l’Internet. Les nuages de mots, les “billets les plus lus”, les  comptes avec le plus de followers ou d’amis, les sont les lieux ou l’information collectée est rassemblée. Ce sont des lieux de condensation. Les différents boutons vers les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter permettent au contraire la dissémination. Une information est transmise, à l’identique, a un nombre indéterminé de personnes

 

Arphids

Pour Bruce Sterling, le point important est que nous sommes confrontés à du toujours plus. Nous sommes environnés de toujours plus d’ objets, d’ industrie, et d’information. Pour parvenir à réguler ces flux d’information, les industries, puis les individus ont eu tendance à les dématérialiser. Les gizmos sont les éclaireurs des objets à venir. Ils sont déjà largement compromis avec les matières numériques : il faut les mettre à jour, ils ont plus de fonctions que l’utilisateur final ne saurait utiliser et leur simple entretien est déjà un travail en soi. Ce ne sont pas seulement des objets technologiques : une bouteille de vin peut cacher d’étrange fonctionnalités. Une bouteille de vin recèle une quantité importante d’information : code barre, avertissement de santé publique, conseil de dégustation, descrition du lieu d’origine etc. La bouteille de vin fait plus que contenir du vin. Elle contient des standards, des lois, des accords commerciaux,.

La rencontre des objets avec les mondes numériques accouchera  d’un être particulier : l’arphid. L’arphid est un est le produit d’une société qui a fait de l’information sa matière première. Il est à la fois un problème et une solution possible. L’arphid, c’est l’objet et sa puce RFID. Il ne fait pas de doute que les arphid coloniseront notre quotidien, puis que nous avons déjà le mot skimming pour dire le vol des données qu’ils contiennent

 

Un arphid, ou une puce RFID, est une puce de silicium comportant des informations. Lorsqu’elle est interrogée par un détecteur, elle répond. L’idée de Bruce Sterling est de monitorer tous les murmure de ces arphids et d’obtenir ainsi un internet des objets. Avec un Internet des objets, le monde calculé EST le monde. Les arphids remplissent le monde, ils le cartographient. Les arphids se nourriseent de tout ! Ils peuvent/doivent transformer tout le réel  Etant des êtres numériques, il n’y a pratiquement pas de limite a leur nombre. Ils documentent le monde. Ils en sont la cartographie et la bibliothèque. ILe surnuméraire est leur marque. Ils ne répondent pas aux besoins des collecteurs; ils forment un nuage dans lequel les collecteurs trouvent l’information dont ils ont besoin.

Une telle masse d’information ne peut être traitée par un individu ou une organisation. L’information des arphids est crée et collectée par l’intelligence collective : les objets, leurs fonctions, leur histoire… finalement, tout le réel pourrait être documenté. La carte sera le territoire, et la bibliothèque de Babel de Borges sera visitée tous les jours.

 

 

 

Je suis assez d’accord avec la thèse de Sterling. La question n’est plus de savoir si nous somme d’accord pour une société de l’information totale. La Ligne de Non-Retour a été franchie. Si nous pouvons visualiser les flux de population de la fête de la musique de Paris c’est parce que nos téléphones portables sont des arphids. Nous produisons des données et celles ci peuvent être collectées, redistribuées et traitées à tout moment. Nous sommes immergés dans une mer numérique et nous n’avons pas d’autre choix que d’apprendre à surfer.

Le second point avec lequel je suis d’accord avec Sterling c’est que les objets dont nous nous entourons ont une fonction toxique. Ils sont toxiques pour les esprits car la “charge cognitive” qui leur est allouée pour maitriser leur complexité et leur multitude est trop importante. Ils sont toxique pour les corps car ils sont polluants. La question est de savoir si un Internet des objets pourra nous sortir de là.

 

 

P.S. : sur l’Internet des objets, lire aussi L’internet des objet va-t-il changer la nature des objets ? sur InternetActu