Nous sommes blasés. Nous utilisons quotidiennement des appareils dont la puissance de calcul et la quantité de mémoire qu’ils embarquent auraient fait se damner un militaire du pentagone dans les années 50.  Il y a juste vingt ans de cela, nous n’ imaginions pas les usages nomades d’aujourd’hui. Le développement de l’Internet en général et plus du web en particulier été imprévu pour la plus gande part d’entre nous et nul ne peut dire ce qu’il sera demain même si l’on imagine des scénario autour de l’Internet des objets et de l’ intelligence ambiante.

Tout cela nous le devons aux hippies. Et à la culpabilité

 

Tout cela nous le devons aux hippies

C’est le titre d’un article de Steward Brand publié dans le Times du 1er Mars 1995. C’est aussi la thèse qu’explore avec talent John Markoff dans What the dormouse said. How the Sixties Counter-culture Shaped the Personnal Computer Industry dix années plus tard

Il montre comme tout ça :  cela : le net, les ordinateurs personnes les réseaux sociaux, les virus, tout ce qui change si profondément le commerce, le rapport à soi et aux autres, l’identité, la culture … a émergé dans un tout petit cercle de 10 kilomètres de diamètre. Là, une poignée de personnes fait le pari que l’on peut faire autre chose avec les ordinateurs.

Au moment ou un ordinateur avait au mieux la taille d’un réfrigérateur, c’était faire preuve d’une créativité insensé. on connaît la suite de l’histoire : de nouvelles pratiques de nouveaux objets, de nouveaux espaces vont jaillir de cette créativité. Le mot "jaillir" est peut être un peu fort, car il n’y a pas eu de Big Bang des mondes numériques. les idées se sont assemblées petit à petit les unes avec les autres : ici l’ordinateur comme outil de communication, là un protocole de communication par paquets, plus loin les systèmes de temps partagé. Partout, la passion.

C’est cette passion transformait quelques étudiants en "computer bums" comme les a appelé Joseph Weizembaum. C’est cette passion qui les amène à faire des bricolages improbables : on branche un ordinateur qui coûte le prix d’une belle maison sur un circuit électrique de modèle réduit de chemin de fer; on tente d’envoyer un message d’une machine à une autre en passant sur le réseau.

Pour ces pionniers, les idéologies des ’60 ont donné à la fois un appui où adosser la culture qu’ils étaient en train de construire. Est-ce la technique a incorporé cette idéologie ou l’idéologie qui a pris corps dans la technique ?  Toujours est il que l’un et l’autre ne sont pas dissociable. Par exemple, la commutation distribuée par paquets est une réponse technique à un problème technique : comment faire communiquer des ordinateurs. C’est aussi une image de la méfiance vis à vis des hiérarchies verticales et de l’autorité. C’est une technique de soi (Foucault).

 

Tout cela nous le devons à la culpabilité.

"N’en parle à personne, nous sommes sensés travailler sur quelque chose d’autre" aurait Tomlinson à un collègue. Ce qu’il fallait taire, c’est la mise au point d’un programme permettant d’envoyer des messages d’une machine à une autre via l’Internet.¨Le secret sera mal gardé, car le mail de Tomlinson représentera une année plus tard les 3/4 du traffic de l’Internet. Ce que Tomlinson a mis au point, c’est une "killing application"

L’expression est savoureuse si l’on prend en compte qu’une des racines de la créative est la culpabilité et plus exactement le besoin de réparation.

On doit à Melanie Klein d’avoir montré les liens de l’un à l’autre. Pour Freud, la créativité était avant tout affaire de sublimation et de contre-investissement. Les pulsions sexuelles ne pouvant obtenir satisfaction directement, elles doivent en passer par les détours imposés par la culture : la création artistique et l’ investigation scientifique en sont les deux grands modèles.

Melanie Klein montre que la créativité prend sa source dans le besoin de réparation et que celle ci est un effet du sentiment de culpabilité. Le développement de l’enfant l’ amène a mieux considérer les aspects de l’objet. Celui-ci ne lui apparaît plus comme tout à fait "bon" ou tout à fait "mauvais" comme les processus d’idéalisation et de projection le lui faisaient apparaître précédemment, mais comme à la fois "bon" et "mauvais". L’absence de l’objet fait craindre sa destruction de par les propres pulsions agressives de l’enfant, d’où la mise en place de procédures de réparation. D’un autre coté, les angoisses paranoïdes n’ayant pas tout à fait disparu, la réparation est également mise en place du fait de la crainte de retalliation : il vaut mieux réparer l’objet que l’on craint avoir abimé par son agressivité avant qu’il ne se venge. En somme, la réparation s’appuie à la fois sur le refoulement des positions sadique et sur les formations réactionnelles ((Une formation réactionnelle est  définie ainsi par le Vocabulaire de la psychanalyse : Attitude ou habitus psychologique de sens opposé à un désir refoulé, et constitué en réaction contre celui-ci (pudeur s’opposant à des tendances exhibitionnistes par exemple))

Cette réparation de l’objet est un des fondements de la conception kleinienne de la fonction créatrice. Janine Chasseguet-Smirguel ajouté une autre ligne d’interprétation aux positions freudienne et kleinienne. Elle fait remarquer que l’acte créateur peut porter sur un objet mais aussi sur le Soi. Dans le premier cas, la création est toujours entachée de peur de retalliation; elle est une conséquence du refoulement des pulsions sadiques et s’appuie sur des formations réactionnes. Dans le second cas, le sujet assume pleinement son sadisme. L’acte créateur, comme création de Soi est en effet est toujours au prix de l’objet.

« Cette nécessité d’amadouer le Surmoi résulte de la culpabilité profonde attachée à la création. Si l’acte créateur n’était que la réparation de l’objet et donc s’effectuait sous l’égide du Surmoi, cette culpabilité serait difficilement concevable. En fait (…) se construire exige de détruire l’objet dans l’Inconscient. C’est dire que loin de se situer dans un registre fusionnel où objet et sujet ne feraient qu’un, l’acte créateur se pose dans une relation d’altérité. Tout comme l’enfant se nourrit de sa mère, le créateur vampirise son objet ainsi qu’il apparaît dans le conte d’Edgar Poe, ou un peintre fait le portrait de sa femme. Au fur et à mesure que l’œuvre se précise, que les joues roses et écarlates se dessinent, la jeune femme pâlit et se fane, sa substance vive étant comme drainée par le portrait. Elle meurt lorsque le peinte appose la dernière touche. » Chasseguet-Smirgel, J. Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité p. 94

Elle fait également une remarque très intéressante. Elle note que les créateurs ont souvent un hobby qu’ils disent préférer plus que tout. Ainsi, Ingres avait son violon, et Rossini la cuisine. Pour Janine Chasseguet-Smirguel, il s’agit là d’activités alibi qui permettent de se montrer pleinement créatifs par ailleurs. C’est une "création "alibi"" (…) que l’on fait simulacre d’ investir davantage". On peut donc penser que plus le hobby est investi fortement, plus la culpabilité sous-jacente est importante.

C’est précisément comme hobbyistes que les pionniers de l’Internet se présentent. Ils étaient certes des électroniciens doués et pour quelques uns des visionnaires. Mais ces visions ont pris corps parce qu’elles ont rencontré quelques bricoleurs passionnés qui n’ hésitaient pas dormir dans leurs bureaux, ou à utiliser des machines hors de prix pour faire des choses étranges. Le génie de l’encadrement de l’ARPAnet a été de laisser faire. Mais avaient-ils d’autres choix ? Le fait d’utiliser le mail sur les systèmes de temps partagé était par exemple considéré comme une futilité gaspillant de précieuses ressources informatiques. Cela n’a pas empêché les bricolages de Tomlinson… On peut penser  du réseau a été pour une occasion pour ces hobbyistes une manière  d’être créatifs dans une société qu’ils vivaient comme étouffante. Pour cela, ils ont du faire rien de moins que de créer un nouvel espace en détournant ce qui etait l’ emblème de la maitrise : l’ordinateur.