– Est-ce que vous avez la carte du magasin ?
La demande est automatique, et la caissière la formule à chaque client. Et c’est tout aussi automatiquement que je lui tend la carte. Elle la passe dans le lecteur d’un geste vif, déclenchant une cascade d’impulsions électriques. Le flot de données parcours le réseau téléphonique et arrive à un serveur où il est retranscrit en données informatique. La date, l’heure, l’adresse de l’acheteur, et ce qu’il a acheté est soigneusement consigné. Entrée après entrée, le portrait de chacun se précise. Entrée après entrée, des nouvelles données sur ce que nous faisons collectivement se précisent.
Facebook comme bac-à-sable
On s’inquiète beaucoup de Facebook et des problèmes de privacy. Mais Facebook n’est pas le problème. C’est juste le bac à sable dans lequel nous apprenons collectivement et individuellement à gérer les flux de données que nous recevons et ce que nous produisons.. Aussi, on ne devrait pas trop s’inquiéter de ce qui est produit dans ce bac à sable, et s’intéresser de plus près aux immenses flux d’informations qui sont aux mains des marchands et des états.
Les joueurs de MMO savent que leur personnage ne leur appartient pas, et que ce qu’ils créent en ligne est propriété de l’éditeur de jeu. Cela va des objets “craftés” jusqu’au histoires que le roleplaying aura eu le génie d’inventer. L’éditeur de jeu offre un cadre et tout ce qui se passe dans ce cadre lui appartient. Et s’il lui prend la fantaisie de supprimer vos personnages, il n’y a aucun recours possible.
Jusqu’a présent nous avons fait semblant de croire que ce que nous mettions en ligne était “privé” et nous appartenait totalement. Il n’en est rien et Facebook vient de rompre avec cette hypocrisie en annonçant que certaines données deviendraient maintenant publiques. Facebook est dans la position de celui qui fournit le bac à sable, le sceau, la pelle et le râteau. Faut-il rappeller, que le service est gratuit, et que nous n’avons aucune obligation à y être ?
D’une certaine manière, la privacy est juste un prolongement de l’idéologie néo-libérale : chacun chez soi, maitre de ses petits royaumes et de ses actes, avec à la clé une valeur marchande à chaque identité numérique.
Données (non) marchandes
N’importe quelle carte de fidélité d’une enseigne contient des données beaucoup plus précises qu’un compte Facebook. Jour après jour, achat après achat, nous précisons nos portraits dans d’immenses bases de données.
Nos achats sont devenus des sources d’information. La dématérialisation de la monnaie donne à l’acte d’acheter une toute autre ampleur que celle de l’échange d’un objet. A l’heure de Square, acheter c’est produire une information, c’est écrire quelque chose sur un serveur distant, c’est ajouter une information sur un profil, c’est renseigner une formidable base de données. Le problème n’est pas que cela ce produise. Le problème est que nous n’ayons pas accès a ces informations.
Jour après jour, achat après achat, nous produisons des données qui nous tracent de façon très précise. Nos achats disent notre état de santé, nos unions et nos séparations, les naissances de nos foyers. Ils disent nos loisirs et nos gouts en matière de divertissement. Ils disent nos opinions politiques et nos orientations sexuelles. Ils disent dans quels draps nous dormons et quels livres sont dans nos bibliothèques. ils disent l’âge de nos enfants. Ils disent quand nous recevons des amis. Ils disent quand nous buvons trop. Ils disent comment nous nous soignons, et donc aussi nos maladies.
A ces données privées qui s’accumulent sur les serveurs des marchands, il faut ajouter des données publiques qui restent pourtant difficilement accessibles. La vie législative produit un nombre important d’informations dont il serait important de pouvoir disposer : la présence des élus, leurs vote, le vote des formations politiques… Il serait également important de pouvoir disposer des chiffres relatifs a l’enseignement, qu’ils concernent les établissements ou la formation des personnels. Ces données existent. Elles forment d’immenses silos que nous pourrions utiliser. Elles peuvent nous aider a nous former des points de vue, à nous représenter les conflits d’intérêts, à comprendre les synergies et les antagonismes. Elles peuvent nous aider à construire du lien social et politique.
Des villes sont en train de mettre a disposition ces données.
Personne ne sait exactement ce que cela va donner, mais l’expérience est aussi intéressante que nécessaire. Il est d’abord intéressant que ce soit des villes qui prennent ces initiatives et non des états : on a l’impression aux premiers temps historiques durant lesquels les [w:cité-état] ont été l’échelon le plus important. C’est aussi nécessaire car cela met ces silos de données à l’air libre et cela les rend disponibles pour le plus grand nombre et pour de nouveaux usages.
Je ne suis pas dupe de l’idéologie de la transparence. Je sais que ces données sont déjà en soi des constructions, que le taux de criminalité d’un quartier dépend de la façon dont les informations sont collectées et ce qui est collecté, que les corrélations peuvent être des simplifications etc. etc… Les données ne sont pas vertueuses en soi; elles ne disent pas un réel : elles sont à interpréter