Crédit Image : narcissism par eightyeightdays
On confond souvent les possibilités de représentation qu’offrent l’Internet avec le narcissisme. Cette confusion est allée grandissant en accompagnant les progrès de la bande passante et le développement des appareils de publication. Dans le proto-internet, la présentation de soi était uniquement textuelle parce que l’Internet était incapable d’accueillir des images. Avec le web 2.0 puis les réseaux sociaux, la présentation de soi passe d’abord par l’image.
La quasi ubiquité de l’image dans l’Internet d’aujourd’hui et le fait que les digiborigènes se soient dans leur grande majorité convertis à cette pratique les fait passer aux yeux de quelques uns pour des Narcisses. Il est vrai que le vocabulaire des réseaux sociaux – la réputation, l’évaluation de ses actions et de celles des autres, le classement des individus – peut en effet laisser cette impression. Mais c’est d’une part mal connaitre ce que l’on appelle narcissisme et c’est d’autre part ne pas voir la situation dans son ensemble.
En psychanalyse, on appelle depuis Freud (1915) narcissisme un stade de l’évolution libidinale entre l’auto-érotisme et la relation objectale : “Le sujet commence par se prendre lui-même, son propre corps, comme objet d’amour”. Le narcissisme est donc “[l’]amour porté à l’image de soi-même” (Vocabulaire de la psychanalyse)
A la suite de Sigmund Freud, H Kohut (1971) a donné des vues éclairantes sur le narcissisme. La pathologie narcissique n’est pas une pathologie de l’excès mais du défaut. Les personnes qui présentent une pathologie narcissique n’ont pas “trop” ou “pas assez” de narcissisme. Ce sont des personnes qui n’ont pas reçue dans leur enfance de validation suffisantes à leurs besoins psychologiques. Leur fonctionnement narcissique en est perturbé qualitativement : ils restent prisonniers d’idéalisations grandioses d’aspects de leur personnalité ou de membres de leur entourage. Devant ces idéalisations, rien de ce qu’ils peuvent réaliser ne peut être suffisant, tout comme eux-mêmes, lorsqu’ils étaient enfants, ne voyaient aucuns de leurs besoins psychologiques satisfaits.
Cette conception éclaire les conduites d’exposition de soi sur le réseau Internet. Le réseau est bien le lieu ou le narcissisme peut être mis en jeu mais ils s’agit pas nécessairement d’une aliénation.
Alors que le narcissisme consisterait à être fasciné par la représentation de soi donnée par un dispositif – par exemple, Narcisse fasciné par l’image de soi dans le reflet de l’eau – les mouvements incessants du réseau offrent autant de possibilités de se déprendre d’une image fixe. D’abord, chaque image de soi s’insère dans un flux d’image. Les images sont des éléments d’une série d’images. Ensuite, la multiplicité des images, des angles de vue, est antinomique à l’image unique du narcissisme tout comme la diversité des contacts auxquels chaque image est exposée. Ainsi, en multipliant les espaces dans lesquels il dépose des éléments de et les occasions d’interaction, l’internaute se déprend de la tyrannie des idéalisations grandioses. En effet, la vie en ligne lui fait faire deux constats. D’abord, il (re)découvre qu’il n’est pas uniquement l’image qu’il a perçu de lui dans le miroir de ses parents. Ensuite, en survivant aux avis des autres, ils constate que son être n’est pas uniquement déterminé dans la bonne image à donner aux autres.
Ce qui est mis en jeu dans les réseaux sociaux sont moins des images que des processus et des interactions. L’image de soi postée en image de profil sur Facebook vaut plus par les réactions qu’elles suscite que par ce qu’elle est comme image en soi. Les personnes ne s’y reconnaissent pas comme on se reconnait dans un miroir. Elle s’y reconnaissent parce qu’elle est prise dans des conversations et des actions (“j’aime”, “partager”). En ce sens, les images et les statuts de soi sont ouverts sur l’altérité et le changement.
Si j’ai bien compris ces quelques lignes, vous nous proposez ici de nous éclairer sur une confusion, qui serait celle de prendre la mise en avant de soi-même sur internet comme une forme de narcissisme.
Le narcissisme est un des concepts les plus vastes de la psychanalyse et tenter de définir ce qui en relève ou pas est un exercice périlleux car il est toujours possible d’y retourner par un chemin ou par un autre.
Je souhaitais revenir en particulier sur cette phrase : “L’image de soi postée en image de profil sur Facebook vaut plus par les réactions qu’elles suscite que par ce qu’elle est comme image en soi”
Vous introduisez ici une dichotomie qui n’a pas lieu d’être à mes yeux. L’image de soi postée en image de profil vaut (en terme de valeur psychique, de ce qu’elle contient et représente du sujet) autant par les réaction qu’elle suscite que par ce qu’elle est comme support narcissique pour le Moi. Elle est les deux à la fois et il n’y a pas à choisir, comme disait Winnicott. C’est ce critère là qui en fait un objet d’étude intéressant car elle trouve ici une dimension transitionnelle.
Bonjour Grégory
Merci de ce commentaire. C’est en effet le charme et la difficulté du narcissisme que d’être une notion aussi difficle, tout comme celle de l’objet/espace transitionnel. L’idée générale est que si l’on poste des images de soi, alors cela dénote un fonctionnement narcissique. C’est cela que je remets en cause. Les utilisateurs de Facebook ne mettent pas des images en ligne parce qu’ils ont “trop” ou “pas” assez de narcissisme. Ils mettent des images en ligne parce qu’ils en attendent une validation par les autres.
Il y a là deux façons de voir. La première est issue de la théorie de Kohut. La fréquentation des images de soi en ligne est une manière de réduire les idéalisations grandioses. La seconde vient de Tisseron : les images de soi en ligne suivent un parcours extimisant. C’est au confins de soi, dans la rencontre validante avec l’autre, que se récupère alors ce que chacun peut avoir de plus intime
Je ne suis pas sur que le fait qu’une image soit investie à la fois narcissiquement et comme objet lui donne une dimension transitionnelle. Ce qui est transitionnel, ce n’est pas le nounours ou le bout de tissu. C’est le nounours et le bout de tissu *et* les manipulations dont il est l’objet. C’est dans ces manipulations que l’enfant ne peut plus distinguer ce qui est de lui et ce qui est du monde extérieur. Je pense que c’est ce même processus qui est en jeu avec les images. Ce sont les manipulations : la prise de vue, la disparition de l’image de l’écran et sa réapparition de l’autre coté, les commentaires des autres – qui sont subjectivantes.
Bonjour monsieur Leroux, je suis un étudiant à l’Université Paris X Nanterre et je fais un projet sur les influences surtout celle d’internet sur le comportement des jeunes et j’aimerai savoir s’il est possible que vous répondiez à quelques questions de ma part ?
merci d’avance !
Bien que je ne sois pas vraiment d’accord avec votre définition du transitionnel, je pense qu’il n’est pas préférable d’entrer dans une bataille terminologique stérile, d’autant plus que, et c’était de bonne guerre que de me le rappeler, c’est également un concept vaste qui rend sa définition en quelques lignes dans un commentaire forcément impossible.
Je pense de toute façon que nous sommes d’accord sur le fond, à savoir que l’intérêt (psychologique) des “images” en question provient des réponses et modifications apportées par l’environnement sur elles, mais, elles sont également investies narcissiquement (c’était mon point de départ et la raison pour laquelle j’avançais qu’il n’y avait, dès lors, pas à choisir).