On sait l’histoire de Mr. Smiley. Il nait sur un bulletin board de l’Université de Canergie Mellon le 17 septembre 1982 à 11 heures 44. Une telle précision n’est possible que grâce au Digital Coelacanth Project d’une équipe de Microsoft qui a fouillé des archives numériques vieilles d’une vingtaine d’ années – autant dire : antédiluviennes – pour retrouver le fil de discussion dans lequel est venu au monde le premier smiley.
Il vient sous le clavier de Scott Fahlman qui deviendra ainsi plus célèbre pour ces quelques mots jetés hâtivement sur le clavier que pour son travail sur les réseaux neuronaux ou le langage de programmation [W:Lisp]. Fahlman n’en tiendra pas rigueur à sa progéniture et dira avec humour qu’il a ceci de commun avec les sprinters olympiques : il est connu pour quelque chose qu’il a fait sous les dix secondes.
Il y a en fait quelque vanité paternelle dans ce propos, car il faut un peu plus de dix secondes, pour écrire les 257 caractères suivants
Je propose la suite de caractère suivants pour marquer les plaisanteries :
: – )
Lisez le de coté. En fait, il est certainement plus économique de marquer les choses qui ne sont PAS des plaisanteries, au vu des tendances actuelles. Pour cela utilisez : – (
Le smiley, comme on l’ appellera plus tard, est venu au monde plus d’une fois. Dans le fil de discussion où Fahlman le propose à la communauté, d’autres signes avaient été proposés : & pour sa ressemblance à un gros bonhomme tordu de rire, # pour sa ressemblance avec des dents. Le signe * avait aussi été proposé pour marquer les sujets humoristiques, et % pour les mauvaises blagues. Bien sûr, *% devait marquer les blagues qui n’étaient ni bonnes ni mauvaises.
En remontant un peu dans l’histoire, on trouve dans la liste de difusion Msggroup ((Liste créée en 1973 par Bhushan pour régler les problèmes de standard des premiers mails. C’est aussi la première liste de diffusion)), une proposition de ce type. On est alors en avril 1979, et l’ impétrant s’ appelle Kevin McKenzie. il se fait vertement tancer pour sa proposition que l’on trouve “naive mais pas stupide” d’un alphabet étendu. Le ton devient alors prophétique
Tous ceux qui n’ apprendront pas à bien se servir de cet outil ne seront pas sauvés par un alphabet étendu. Il ne feront que nous affliger avec une charabia étendu
Il faut dire qu’il y a dans les premières communautés en ligne une éthique protestante du travail de l’écriture. Bien écrire, bien dire, avec le minimum que donne la table de caractère ASCII, voilà ce qui était Bien. Le langage HTML avec ses couleurs, ses formes et ses tailles de caractères a été accueilli comme une monstruosité. Le remplacement automatique du smiley par les gestionnaire mail de Microsoft a été un traumatisme supplémentaire. Il semble bien que le “charabia” ait trouvé quelques locuteurs. Pourtant, ainsi relooké, le smiley retrouvait un ancien parent : l’happy face produit par le designer Harvey Richard Ball en décembre 1963 pour 45 dollars. Il lui avait été commandé une ” campagne de l’amitié ” pour diminuer les tensions qui existaient à la State Mutual Life Insurance après qu’elle ait fusionné. Le dessin sera repris par Bernard et Murray Spain pour des campagnes commerciales en septembre 1970. Le smiley et son slogan “ Have an happy day ” va devenir une figure des seventies américaines, franchir les frontières et passer le siècle. C’est avec le logo Coca-Cola le signe le plus universellement connu. Il faut dire qu’il est ubiquitaire : on le retrouve sur des pins, des posters, des t-shirts, de la vaisselle et même sur les livrets des enfants de maternelle.
Comme des rats quittant des navires
Aussitôt crée, le smiley se développe dans deux directions. Il déborde de son bulletin board d’origine, “comme des rats quittant des navires ont colonisé des iles” dira Scott Fahlman. Ils se répand sur les serveurs des universités et des laboratoires de recherche au gré des affectations des chercheurs. A la colonisation des lieux, s’ajoute la diversification des formes. Le smiley se fait pluriel. Il y a bientôt des smileys pour toutes les situations et tous les personnages. Les Simpson, Abraham Lincoln, Adolf Hitler ont leur smiley tout comme le french kiss, la plongée en apnée, les barbus, les chevelus, les énervés etc. etc. Le forgeur anonyme est si actif que bientôt des pages sont mises en ligne pour rassembler et traduire les différents smiley. Le smiley se fait multitude, et les lire, les discriminer, les produire au bon moment est devenu un signe de culture sur Internet. C’est un des signes de reconnaissances des tech savvy, de ceux qi savent dire et faire. L’autre est la multiplication des acronymes qui semblent n’être fait que pour une chose : que le novice demande ce qu’il signifie pour s’entendre répondre [W:RTFM] !
Les fonctions du smiley
Alors que l’ursmiley avait été inventé pour marquer l’humour et l’ironie, les digiborigènes lui ont donné d’autres usages. Le smiley est expression. Il informe sur l’état émotionnel du locuteur, il rend manifeste la dimension émotionnelle du message ou la renforce. Le smiley est indicateur relationnel. Il indique le lien privilégié que l’on a avec l’interloculeur. Le smiley est une politesse : il atténue le caractère agressif d’un message.
L’inquiétante étrangeté du smiley.
Nos académiciens proposeront “frimousse” pour traduire smiley faisant de ce signe quelque chose de sympathique et ratant son coté étrange. Les utilisateurs de l’Internet ne s’y sont pas trompés. Ils lui préférent la francisation : smiley ou sa version québécoise : souriard. Le smiley d’origine n’a à voir avec le gros bonhomme jaune qui tend à le remplacer. Fahlman le trouvait fantasque (“whimsical”). Il est vrai qu’il a quelque chose d’étrange et d’ inquiétant. Cela tient sans doute au fait qu’il est hybride. Il est constitué d’une suite de caractères et pourtant il n’est pas un mot. Il fait image, et pourtant il n’est pas une image. Il porte en lui quelque chose de déplacé. Il est un entre-deux. La succession des caractères dit le grouillement et la menace qui pèse sur chaque mot et sur chaque lettre : tomber du symbolique sur lequel il est perché; en revenir à ses origines : une image
Et une image particulière : un visage
Le visage est une gestalt que nous reconnaissons très primitivement. Spitz a fait du sourire le premier organisateur du psychisme de l’enfant. Il préfère la perception du visage à toute autre perception, et il a des compétence supérieures à l’adulte dans la discrimination des visages.
Ni écrit, ni oral
Si le smiley est si troublant, c’est aussi parce qu’il marque un flou dans le frontière entre l’écrit et l’oral.
C’est que l’écriture électronique emprunte beaucoup au genre oral. C’est une écriture hybride qui s’inscrit dans un processus qui commence bien avant elle. En effet, le brouillage de l’écrit et de l’oral procède de
“l’apparition d’un écrit conversationnel qui ne rend plus possible la caratérisation de l’écrit comme langue travaillée et soignée. Cette conversationnalisation des écrits suit la conversationnalisation de l’oral c’est-à-dire l’extension du champ de la conversation, de la sphère privée à la sphère publique. La conversationnalisation devient un modèle pour les autres genres oraux et est même singée à l’écit (dans l’écriture de presse ou dans les DMO, par exemple) (Marococcia, M., Gauducheau N., 2007
Si le smiley est si troublant, n’est-ce pas aussi parce qu’il nous rappelle ce dont nous ne voulons pas penser ? L’autre n’est pas là. Nous nous adressons à lui comme s’il était là, nous faisons “du face à face avec l’écrit” (Marcoccia (2004a) mais il n’en reste pas moins que nous devons faire avec l’absence et avec l’absence du corps de l’autre. Avec ces didascalies électroniques (Mourhlon-Dallies & Collin (1995; 1999)) nous écrivons dans le corps du texte ce qui normalement s’écrit à sa marge. Dans le face à face, ce sont les indices paralinguistiques (mimogestualité, intonation…) qui cadrent le discours. Dans l’écriture électronique, ces indices s’ inscrivent dans le corps du texte même.
La naissance d’une nouvelle technique de communication a donné naissance a un nouveau genre de communication. Les premiers utilisateurs de l’écriture électronique avaient noté a quel point les relations sont facilitées par le mail. Ils avait mis cela sur le relatif anonymat que donne l’Internet qui, en supprimant les indices de status rendaient les choses plus faciles. Cette facilitation tient en fait plus au fait que nous sommes avec en ligne avec une écriture qui s’est oralisée, ou une oralité qui se fait écriture. Mais quelque soit le sens ou on le prend, il s’agit toujours d’une [W:créolisation]
… mais électronique
Nous avons en ligne des façons de faire qui ne tiennent ni à l’écrit, ni à l’oral, mais qui sont spécifique du média que nous utilisons.
Parmi les éléments spécifiques au discours médiatisé par l’ordinateur, Marococcia relève l’usage prédominant du présent (Panckhust & Bouguerra 2003), la fréquence plus importante de pronoms de première personne (Panckhust 1999), l’importance des verbes modaux (Panckhust & Bouguerra 2003),des procédés de simplification de l’écriture (Anis 2000, Liénard 2005), et l’écriture phonétique (Anis 2000, Liénard 2005)
Le smiley est un witz
De tous les signes qui l’ont précédé, aucun n’a l’ élégance du smiley de Fahlman. Trois signes, et un visage apparaît ! Il y a dans le smiley quelque chose du witz, de l’élégance de certains d’enfants d’enfants. C’est une épure, un raccourci. Il fait l’économie de longues explications: “il ne faut pas prendre ce que je dis trop au sérieux, je plaisante. Tout cela n’est qu’une farce. Ne soyez pas trop blessé par ce que je viens de dire”. Sa rencontre provoque d’abord l’étonnement. On butte sur une succession de caractères : point, tiret, parenthèse. Cette reconnaissance n’est pas suffisante. La lecture résiste à lire cette chose. il y a un au-delà du signe. Il faut lui faire faire un quart de tour et alors, après l’ étonnement d’une telle rencontre, c’est le plaisir du dévoilement. Il y a dans le déchiffrement du smiley le plaisir de la découverte du caché. Là, dans ces caractères noirs sur fond blancs, il y a quelque chose d’autre à découvrir et qui n’est pas du texte. Là, dans le texte, il y a autre chose que du texte.
Freud avait noté dans Le mot d’esprit et ses relations avec l’Inconscient, la similarité entre le mot d’esprit et le rêve.
“dans les deux cas, la condensation conduit à l’abréviaion et crée des formations substitutives d’un caractère semblable” Freud, S. Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient
Plus loin, il retrouvera entre le mot d’esprit et le rêve un “parallélisme parfait” qui va bien au-delà de la condensation
L’économie de moyens avec laquelle est réalisée le smiley signe la condensation. De la même manière qu’un mot d’esprit épargne une longue périphrase, quelques caractères permettent constituer une figure dans laquelle on reconnaitra un visage, un personnage célèbre, ou bien d’autres choses encore. Il faut remarquer que le quart de tour dit aussi qu’il faut prendre les choses autrement. Il dit qu’il y a là un tour, que le sens est à prendre autrement.
A la condensation, il faut ajouter un autre processus : la figuration. Le travail du rêve consiste à sélectionner des pensées pour les mettre en images. Cette figuration se fait grâce à une régression formelle, topique et temporelle ce qui fait du rêve un lieu d’expression de l’infantile. Ce sont ces retrouvailles avec l’infantile qui font, je pense, le plaisir du smiley. C’est aussi contre cet infantile que se bâtit l’opposition au smiley. Le smiley est un “charabia” ou comme disent les enfants “un gribouillage”. Il faut extraire l’écriture de ses basses origines
La lettre est toujours plus ou moins entachée d’image. Ainsi, les lettrines des manuscrits du moyen âge ((les images qui ouvrent les billets des blogues jouent la même fonction)) montrent que les colonnes sur lesquelles nous appuyons nous lettres se font rapidement roseaux, et qu’une boucle se fait queue, et qu’une lettre est toujours susceptible de cacher quelque monstruosité.
Le smiley redonne ce que l’écriture à l’ordinateur semblait avoir supprimé : du corps.
Euh, c’est quoi un “witz” m’sieur SVP… J’ai pas trouvé sur Wikipédia…
Comment ça Wikipédia ne sait pas ce que un Witz est un mot d’esprit ? Par contre, Wikipedia sait qu’un mot d’esprit est un witz : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mot_d%27esprit
Il faut dire que c’est un truc de psy, freudien qui plus est.
Pour ma part je considere le smiley comme une phrase, donc de l’ecrit pur. Pas une image. Et puis c’est en 2D ce n’est pas de la peinture, ni une image. C’est un peu comme les fresques egyptiennes en 2D, vous savez les personnages de profil. De l’ecriture. Pas du dessin. La proximite du hierogliphe me parait assez claire.
Re-Merki !
@scaringella J’espère qu’un linguiste passera par là pour nous expliquer les différences et les ressemblances entre le hiéroglyphe et le smiley !
Merci Yann,
J’aime beaucoup ta réflexion concernant le risque de basculement hors-symbolique, de dévoilement de l’infantile et l’inquiétante étrangeté qui en découle. Smiley-lien tout à la fois rassurant et ouvrant sur l’altérité radicale de la figue de l’étranger.
Cette inquiétante étrangeté du smiley serait sans doute à travailler un peu plus. C’est un peu par ce bout que l’on tire tout ce que les mondes numériques peuvent receler de paranoides : espionnage, contamination, viralité, protection, pare-feu… il y a là tout un vocabulaire qui nous renvoie au monde de la position schizo-paranoide décrit par Melanie Klein. Les relations d’objets y sont partielles pour la plupart du temps, elles recèlent des occasions de haine qui s’expriment avec une virulence qui étonne même leurs auteurs, les alliances sont peu fiables et peuvent se retourner, tout comme l’est l’absence ou la présence des rivaux et des alliés…
Su l’éthique protestante, je dirai davantage l’ascèse intramondaine (le bouquin de weber est génial, à lire absolument même si est assez lourd)… sinon billet passionnant!