Platon raconte que le berger Gygès trouva un jour un anneau qui avait le pouvoir de le rendre invisible. Grâce à ce pouvoir, il séduit la reine, complote avec elle assassine le roi pour s’emparer du trône ((on trouvera les variations du mythe sur mediterrannees.net)). Dans la version donnée par Hérodote, Gygès reçoit l’ordre de du roi Candaule de voir la reine nue afin, dit le Roi, d’être pleinement persuadé de sa beauté. La reine l’ aperçoit et nourrit une vengeance contre le roi. Gygès est là l’homme invisible du fantasme d’un autre. Le roi, comme Oedipe, paiera pour cet aveuglement puisqu’il sera tué de la main de Gygès. L’imaginaire de l’invisibilité suffisamment important pour qu’il soit repris dans les mythes modernes que sont Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux
Il faudra attendre le XXieme siècle pour que l’occident redécouvre l’imaginaire et le sorte de son statut de copie trompeuse du réel. La psychanalyse a participé de ce mouvement. Parti pour élaborer une psychologie scientifique, S. Freud débouche sur les rêves, les mots d’esprit et la la névrose. Curieux parcours. Avec Freud, la “folle du logis” accouche de la de la “vieille sorcière” métapsychologie. Autour de lui, des artistes et des écrivains célèbrent la force de l’imaginaire. Les surréalistes s’en emparent pour aller à l’assaut du réel. Des auteurs comme Gaston Bachelard où Gilbert Durand redonneront à l’imaginaire quelque dignité,
Cete reconquête de l’imaginaire s’est aussi faite grâce à de grands objets techniques. L’appareil photographique, par la parenté qu’il a avec l’image, et par son évolution, a bien entendu été le support de beaucoup de réflexions sur l’imaginaire. On lui doit l’imaginaire de la boite noire, et celui du dévoilement. Le train a également été un de ces objets. D’ailleurs, le premier film de cinéma ne montre-t-il pas un train entrant en gare ?
Au début du développement du service de voyageurs, quelques psychiatres ont se sont alarmés. Le train était le moyen de transport le plus souvent utilisé pour des fugues pathologiques : un homme entrait dans une gare et disparaissait de l’horizon de sa famille, parfois à jamais. La locomotive, massive, noire, luisante, avec son panache éclatant de blancheur et le mouvement de ses bielles a été le support de beaucoup de rêveries de petites et de grandes personnes. Victor Hugo, qui n’avait pas aimé le train mû par la force animale, a été enthousiasmé par sa version mécanique.
ll faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte: il jette tout le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d’eau bouillante; d’énormes raquettes d’étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses pieds, comme tu voudras, et son haleine s’en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route. Victor Hugo
L’internet a ceci de particulier qu’il s’agit à la fois d’une technique – et même de plusieurs techniques – et d’images. Le siècle et sa fureur de vitesse semble s’y précipiter. Si n’importe deux points du monde sont au maximun à une dizaine d’heures de vol l’un de l’autre, l’Internet nous permet de voyager immobiles. Toute personne ayant un accès au réseau est à quelques secondes d’une autre, et, du point de vue spatial, son voisin immédiat.
Cela fait du réseau un parfait attracteur de conceptions et d’idéologies. Tantôt on le vante pour la démocratie qu’il apporterait, tantôt on le craint pour les menaces qu’il ferait peser sur les libertés individuelles. La réalité n’est pas ici en cause. Il est certain que le réseau peut être parfois l’un et parfois l’autre. Dans tous les cas, ce sont des conceptions qui sont travaillés par les imaginaires sociaux et individuels. Ce travail de “frictionnage” comme l’appelle joliment Pierre Musso ( Musso, 2009) produit “des récits, des discours et des histoires créés en grande partie par les utilisateurs eux-même pour adopter, s’approprier, détourner voire refuser ces TIC.”
On a vu ce travail à l’oeuvre sur Twitter avec la mise en exergue de tweets puis leur mise en récits. Ainsi, on apprend qu’un étudiant a été sauvé des geôles égyptiennes grâce à son réseau twitter. Dans la réalité, l’étudiant a du sa sortie de prison à l’intervention de son ambassade prévenue par son président d’université prévenu par un de ses proches prévenu par… twitter. Une année plus tard, il n’est plus besoin de mettre en avant des histoires individuelles. C’est tout une partie de la population d’un pays, l’Iran, qui se manifeste dans l’espace géographique et dans les réseaux sociaux. Sur Facebook, YouTube et Twitter, il est possible de suivre (des bribes) de #iranelection. La masse des informations brutalement disponibles sur le réseau, le rythme des mises à jours, évoque métonymiquement l’ excitation et la peur des manifestants.
Gilbert Durand
On trouve dans ces usages une des structures de l’imaginaire dégagée par Durand : l’héroisation, parfois des individus, mais le plus souvent des foules, marque le séparer. On le retrouve dans le texte We are the web, ou dans la vidéo de Mike Wesh, The Machine is Us/ing Us qui provoquent chez le lecteur et le spectateur le plaisir de faire partie d’une telle puissance. Brutalement, quelque chose nous est révélé. Cela était caché et apparaît dans la lumière de l’Internet. C’est un imaginaire guerrier ou au moins mobilisateur. Il forme un nous et donc exclu ceux qui ne sont pas encore éclairés. Ceux qui le sont sont porteurs de l’épée du savoir, tous debout contre le dernier scandale. Ils savent et ne doutent pas.
Le second régime est celui de l’avec. Durant voyait dans l’accouplement sa forme archétypale. Là ou le régime héroïque appelait les hauteurs, ce régime appelle les profondeurs. Ce régime est celui de la synthèse et de la dramatisation. Il est porté sur Internet par la conservation de Grands Récits comme le texte de Julian Dibbell A rape in cyperspace ou encore le récit de l’épisode Boxxy
Enfin, le régime mystique est réalisé sur le réseau par les grands rassemblements dont nous sommes si friands. Qu’il s’agisse d’être humains (friends sur Facebook, followers sur Twitter…) ou de documents, nous les agrégeons en partant de ce qu’ils ont en commun. La base commune peut être très réduite : un “ami” partagé, un tweet avec lequel nous sommes d’accord…
Abraham Moles a retrouvé sous les innovations techniques quelques “mythes dynamiques” récurrents. Ces mythes dynamiques fonctionnent comme “comme origine et conditionnement de comportements en tant que générateurs d’ autres mythes, plus précis, plus concrets dans un cycle mythogénétique”
“Pour définir les mythes dynamiques à proprement parler, nous dirons que ce sont ceux des mythes dont le ressort est de briser une loi naturelle classique, en commençant bien sur par les lois de la “Physis”, de la Nature, les plus connues, telles qu’elle sont perçues dans l’ environnement plus ou moins quotidien de l’homme et de la cité” Abraham Moles, Mythologie et vie sociale
Le mythe de Gygès, donné en introduction, en est un de ces mythes dynamiques. Il est un mythe de la photographie. Comme mythe du voyeur invisible, nous il informe également nos pratiques sur le réseau. Le lurkeur en est le pendant numérique. Les mondes numériques sont l’occasion de nombreuses rencontres avec les mythes dynamtiques :
Le mythe de l’homme ubiquitaire : je suis connecté partout. Ou que j’aille, j’ai accès a mes ressources habituelles. Si je peut avoir accès à tout partout, il est également possible de me joindre partout.
Le mythe de Babel : aucun document ne m’est étranger. Des machines à traduire me rendent compréhensible ce qui m’est encore une langue étrangère. Le processus est encore imparfait, c’est à dire perfectible. Je ne doute pas un moment qu’un jour cette traduction sera parfaite.
Le mythe de la télé-présence : je suis ici et là. Il m’est possible de me projeter dans des ailleurs, qu’ils soient géographiques ou purement numériques. Cette projection n’est pas nécessairement une image complète de moi même. Il peut s’agit de traces ou d’échos de mon activité. Je suis ici, et ce que je réalise s’inscrit là-bas, éventellement à des fins de surveillance.
Le mythe de la recréation à l’identique : la haute-fidélité semble, commencée avec le son, puis avec l’image, se poursuit dans les mondes numériques. Elle n’est plus un horizon à atteindre Elle y est une norme. Ou l’objet est copié parfaitement, ou il est corrompu. Cette haute-fidélité est un des ingrédients de la réalité augmentée.
Le mythe du du magasin universel : à tout moment du jour ou de la nuit, le magasin universel m’ouvre ses rayons infinis. Il n’est pas un objet que je ne puisse y trouver, un désir qui ne puisse faire l’objet d’une transaction commerciale. Ce qui prend le plus de temps est le passage, parfois encore nécessaire, par l’espace géographique et ses contraintes.
Le mythe de Rockfeller : Bill Gates et Steve Jobs en sont les icônes. Dans le secret de garages, et l’ignorance des adultes, des enfants merveilleusement doués bricolent les mondes de demain
Le mythe du Far-West : la-bas, au delà de la Grande Cordillère, il y a un espace à nulle autre pareille. C’est un espace neuf pour des hommes neufs, un espace riche en promesses de bonnes fortunes, d’aventures et de construction de nouveaux ordre sociaux. C’est un Far-Web.
Victor Scardigli a établit une typologie des imaginaires de la technique basés sur des oppositions articulées autour du pouvoir, du savoir, de la mémoire, de la justice sociale, du lien social, de la prospérité, et de l’espace temps. Les TIC sont peçues au travers de couples d’opposés. Tantôt elles sont louées pour les miracles qu’elles produisent. Tantôt elles sont craintes pour les frayeurs qu’elles provoquent. Ainsi, les TIC nous apporteraient la liberté, soutiennent l’autonomisation individuelle ou au contraire aliènet l’homme. Elles sont un savoir par l’intelligence collective et autres foules intelligentes mais sont aussi une source d’ abrutissement lorsqu’elles font satisfont les plus bas instincts. Elles sont une mémoire conservant plus que ce dont nous pouvons nous souvenir et un danger par le risque de la perte des données informatiques. Elles sont un facteur de justice sociale en permettant l’accès libre à l’information et en diminuant la barrière des classes sociales. Elles portent en elle la fracture numérique. Elles favorisent le lien social en facilitant les échanges et les regroupements; elles accroissent l’isolement. Elles sont promesses de prospérité et de de destruction des emplois voire de l’économie. Elles accroissent la mobilité physique et la vitesse et elles poussent à l’immobilisme.
Patrick Flichy montre comment l’innovation technique passe par l’utopie et l’idéologique. propose dans L’imaginaire d’Internet un modèle d’intelligibilié de l’imaginaire technique. Celui ci est de la même texture que l’utopie ou l’idéologie. Entre une innovation technique qui “réussi” (l’internet”) et une idéologie qui échoue (les sur-autoroutes de l’information) il n’y a finalement que peu de différences. Au départ de l’inonvation, Patrick Flichy place une utopie. C’est une phase brouillonne et inventive pendant laquelle des “objets-valise” sont produit. L’opposition ou la contradiction ne sont pas des obstables, et les points de vue sont simplement juxtaposés. Certaines utopies vont cependant un peu plus loin : elle font rupture. Commence alors une seconde phase dans laquelle l’utopie s’incarne en projet expérimental. C’est par exemple ce qui s’est passé lorsque Licklider a pu mettre en oeuvre son rêve d’une symbiose homme machine lorsqu’il a eu en charge l’IPTO d’ARPA. L’utopie s’incarne en un projet qui fait la part de ce qui est réalisable et de ce qui ne l’est pas. D’autres restent des “fantasmagories” qui tournent le dos au réel. L’objet qui correspond à cette phase est un “objet-frontière”, c’est un dire un objet qui fait compromis entre ses rêves et la réalité, mais aussi entre ses rêves et ceux des autres. Autant “l’objet-valise” est un objet indivuel, il porte les rêves et fantasmes d’un seul homme, autant “l’objet-frontière” est un objet social, co-rêvé et co-pensé avec d’autres. Vient ensuite une phase d’expérimentation qui est une épreuve de réalité mais aussi une phase de recontruction du discours utopique. Le groupe produit alors l’histoire (mythique) de sa technique. Cette mythification peut être une mystification; Patrick Flichy parle alors d’idéologique-masque. Mais elle peut aussi appuyer des discours légitimants ou mobilisateurs
Amusant (pas un hasard peut-être ?), Frédéric Mitterrand a utilisé le mythe de Gygès pas plus tard qu’hier lors des débats Hadopi 2. Pour évoquer l’opération qui permet à Gygès de devenir invisible, il parle de “clic” : Il lui suffisait d’un clic et de tourner l’anneau pour disparaître.
Dans la SF, le mythe de Gigès a été perpétué : l’homme invisible de H. G. Wells perd tout sens moral en devenant invisible – mais il me semble que c’est avant tout parce que le produit qu’il utilise rend fou. L’homme invisible de Verhoeven (Hollow man) est plus clairement rendu amoral par le fait d’échapper au regard d’autrui.
Il me semble que tout ça signifie avant tout que la morale est une affaire sociale plus qu’individuelle, or Internet (et là je réponds à Frédéric Mitterrand) est pour beaucoup une société, ou un ensemble de sous-sociétés.
C’est donc que Frédéric Mitterrand a accès a mes notes et me pille avant même que je ne les mette en ligne (-:
Ce que Frédéric Mitterrand semble oublier c’est que dans la première version du mythe, Gygès devient invisible du fait du roi de la même façon que beaucoup d’entre nous se rendront invisibles si le pouvoir en place se donne le droit de regarder partout. Et a lire les délarations publiées sur Ecrans, il y a une volonté de faire mal dont je comprends que l’on souhaite se protéger.