J’ai été frappé, comme beaucoup sans doute, par la formule d’Oliver Ertzscheid qui affirmait : L’homme est un document comme les autres. [Slideshare] [PDF] L’énoncé me semblait parfait et la démonstration limpide

Olivier Ertzscheid montre que l’on est passé du World Wide Web au World Life Web.La situation actuelle est celle d’un “pan catalogue des individualités numériques”. La généralisation des indexations, le glissement de l’idexation à la marchandisation, et l’introduction de l’indexation aux jeux sociaux (Le Deuff, 2006)  a fini par transformer l’homme en un document comme les autres. Comme les autres, c’est à dire que rien ne vient le distinguer des autres documents : il est manipulable, transformable, partageable, et bien entendu commercialisable comme n’importe quelle autre donnée en ligne

Sur le Web, nous avons affaire en ligne à une explosion des documents. La multitude est encore aggravée du fait que ce ne sont pas seulement les documents qui sont fragmentés, mais les usages, les modalités de diffusion, d’appropriation, d’édition…Il a donc fallu inventer de nouvelles façons de faire.

Nos identités en ligne font l’objet d’une “redocumentarisation” : chacun peut en réactualiser les contenus sémiotiques selon son interprétation et ses usages. Cette redocumentation peut être interne : elle concerne alors l’extraction d’éléments identitaires et leur réagencement. Elle peut être externe : les fragments sont alors réagencés en collections. Par exemple, je peux me présenter en ligne comme “psychologue”. Je sélectionne alors dans mon identité  un élément parmi d’autres et je le mets en avant dans un dispositif (Facebook, blogue….). Cet élément peut être agrégé dans des ensembles plus vastes : groupes de psychologues dans des listes de diffusion, sur Facebook ou sur Twitter par exemple

Au final, Ego a en ligne une identité qui ne lui appartient pas tout à fait, dont il ne contrôle pas absolument la visibilité, et dont il ne mesure pas toujours la finalité. Cette identité est documentée par lui-même et par les autres.Ego met en ligne des contenus, dit qui il est, aime et met en favori des contenus, fait passer (RT) des liens et des énoncés. il est aussi cité par d’autres, sur les blogues, ou xxx  Cette identité n’est jamais fixe. Elle est soumise a tous les changements, et à toutes les légertés.  Ego a une identité redocumentarisable ; cette redocumentarisation peut être le fait d’Ego ou des autres.

 

Ce texte a eu sur moi un impact important.   Lorsque j’en ai pris connaissance, il a résonné avec les idées sur lesquelles je travaillais à l’époque. Je n’arrivais pas alors a en faire une synthèse satisfaisante même si je pressentais que ces idées pouvaient déboucher en une élaboration théorique satisfaisante. Elle tournaient autour d’un personnage de roman, de l’écriture autobiographique et de ce que la psychanalyse à dégagé du travail de l’écriture.

J’avais rencontré la Stitch bitch de Shelley Jackson. La Stitch  bitch est une créature complexe. Elle est à la fois un personnage de roman, une théorie de l’hypertexte et une théorie de l’identité. Elle est une machine dans laquelle on se perd tout autant que l’on se retrouve. Nous sommes tous  des stitch bitches. Comme elle, nous ne sommes pas ce que nous disons. Comme elle, nous ne sommes pas qu’un corps. Comme elle, nous sommes sans place. Comme elle nous sommes dans les creux, les cicatrices, les sutures. Le cyberespace nous promet de nous séparer de notre corps, cette “topie impitoyable” (M. Foucault) et de goûter aux plaisirs de toutes les libertés et de toutes les métamorphoses. Mais ce que nous vivons, c’est bien plutôt la souffrance d’une âme peinant de ne plus avoir de lieu. Cette Stitch bitch est une image de ce que nous sommes en ligne : lambeaux errants tentant de nous rassembler autour de quelques dispositifs qui échouent toujours à tenir leurs promesses.

A coté d’elle, l’énoncé de Rousseau qui invente l’écriture intus et in cute . Avec Rousseau commence le sujet moderne tel que nous l’entendons aujourd’hui. Cette écriture au-dedans de soi était elle celle que nous mettons en œuvre ? Les blogues, les updates et autres checking  ne sont ils pas une façon de témoigner de son existence ? L’Internet est un lieu d’écriture. On y écrit au futur antérieur (“j’aurais été cela”) ou pour la galerie; Certes, le risque de se perdre dans tous ces miroirs est grand, mais l’enjeu l’est tout autant : il s’agit d’élucider des parcours individuels et collectifs.

Toute écriture touche le travail de l’identité. Ecrire, c’est laisser une trace. C’est mettre quelque chose en attente d’être représenté. C’est faire un travail de médiation entre le style et la surface d’inscription, entre l’Idéal de ce que l’on avait en tête et le banal de ce qui se forme sur la feuille. Ecrire, c’est faire avec le corps et la mort. Cela a été exploré pour le monde physique. Mais qu’est ce qu’écrire pour les mondes numériques ? Que devient, une fois en ligne, cette sensorialité à partir de laquelle part toute symbolisation ?

L’hypertexte est une cicatrice. Voilà la conclusion à laquelle j’étais arrivé après avoir suivi la Stitch bitch, les confessions de Rousseau et ce que la psychanalyse nous apprend des médiations de l’écriture.  Que faisons nous lorsque nous arrivons sur une page web . Nous promenons le curseur sur la page comme on passe une main sur un corps aimé. Nous en cherchons les zones sensibles. Nous attendons le miracle de la transformation de la flèche en une main. il ne nous reste plus alors qu’a appuyer sur le lien pour être transportés ailleurs. Cette sensibilité d’une zone particulière fait de l’hyperlien une commémoration. Mais quel est ce corps sur lequel nous écrivons ? De quels meurtres est ce que les clics sont les commémorations ?

L’homme est un document comme les autres est un énoncé d’autant plus plaisant qu’il retrouve des anciens sillons.  “Je mettrai ma loi au dedans d’eux, Je l’écrirai dans leur cœur; Et je serai leur Dieu, Et ils seront mon peuple.” dit l’Eternel (Jérémie : 31). Aussi, chacun aura a lire ce que le Créateur a écrit en lui pour entrer dans un dialogue direct, cœur à cœur avec Lui. Notre culture a installé l’équivalence du livre, de l’écriture et de la personne : on peut lire les intentions de quelqu’un à cœur ouvert, ce que l’on a d’intime se met dans un journal etc

Les hommes n’ont pas les attentions d’un dieu. Lorsqu’ils écrivent sur le corps d’un autre, c’est pour punir. Une machine inscrit avec des aiguilles la sentence sur le corps du condamné. Le procédé est si douloureux que nul n’y survit .Peut être est ce à la Colonie que Michel de Certeau pensait lorsqu’il écrivit “La loi s’écrit sur le dos des sujets” ?

 

William Shakespeare, Hamlet, New Variorum Edition (1877), ed. Horace Howard Furness pp. 34-35 Malgré tout cela, l’homme n’est pas un document comme les autres.

Les cultures orales connaissent le commentaire. Mais on lie le variorum avec l’invention de l’imprimerie et l’on crédite Cornelis Schreviel des éditions complètes de nombreux auteurs classiques dont Virgile, Ovide, Erasmes, Claude, Quintillien…. Il a réunit les commentaires et les différentes éditions et les a réassemblées en notes de bas de page. Après les auteurs classiques, ce sont les poètes qui ont bénéficiés d’éditions varioriom. Thomas Newton donne une édition variorum du poète anglais Milton en 1749 et William Shakespeare  reçoit le même type de traitement par Samuel Jackson.

On trouvera ci-contre une page du New Variorum Edition de Hamlet. Les commentaires portent sur l’énigmatique réponse que fait Hamlet au Roi qui s’inquiète de son air sombre.

King : How is that the clouds still hang on you / Pourquoi ces nuages qui planent encore sur votre front.
Hamlet : Not so, My lord; i am too much i’ the sun  / Il n’en est rien, Seigneur; je suis trop près du soleil.

 

Variorum. Voilà donc le type de document que nous sommes. En ligne, nous sommes annotés par nous même et par plus d’un commentateur. Les récits des uns et des autres courent en des discours qui se déposent sur le réseau, sombrent dans ses replis, ou sont répercutés en de multiples dispositifs. Par exemple, ce que Ego dit aimer sur YouTube peut être répercuté sur Facebook et Twitter, et à partir de là, être saisit par d’autres et redistribué de nouvelles fois. Toutes ces annotations sont nos cum notis variorum scriptorum..

L’homme n’est pas un document comme les autres. Il est un document spécifique. Il est un document qui accumule, agrège, assemble, et déconstruit les discours. Nous sommes des textes commentés par d’autres textes. Le réseau Internet rend plus accessible quelque chose que nous connaissions déjà par la psychanalyse (( “Les symboles enveloppent […]la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer « par l’os et par la chair », qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque-là même où il n’est pas encore et au delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne, – sauf à atteindre à la réalisation subjective de l’être-pour-la-mort.”Lacan, J. 1953)) ou par les arts.