Le principal attrait que je vois à l’Internet, de Usenet à Facebook, c’est que l’on peut donner à voir voir comment certaines choses se construisent. Par exemple, comment se construit un texte. Son origine,, les circuits par lesquels il passe, ses différentes transformations sont toujours riches d’ enseignements. L’OMNSH reçoit régulièrement des mails de journalistes qui souhaitent s’informer a propos des jeux vidéos ou de l’Internet. Ce qui est échangé finit dans un article ou n’est pas publié. En tous cas, c’est toujours pour moi l’occasion de (re)formuler quelques positions.

Cette fois ci, c’est au tour de Télérama de se poser quelques questions. Les questions sont en gras.

 

-     Jusqu’à il y a peu , le nombre d’écrans était encore limité: il y avait un écran télé,  un ordinateur.. que l’on se disputait. Dans une famille, de plus en plus, chacun a ses écrans personnels…
-y a t-il atomisation de la famille ?

Une famille ne s’atomise pas a cause de la multiplication des écrans dans la maison ! Les écrans sont d’abord ce que l’on en fait. Ils peuvent être des fenêtres ouvertes sur d’autres mondes, sur d’autres personnes et être des supports de communication. Dans ce cas, ils médiatisent le rapport aux autres ou a des objets de savoir. Mais ces fenêtres peuvent tout aussi bien s’ouvrir sur des espaces de procrastination où toute créativité est absente. Pour compliquer le tout, ils peuvent jouer en même temps ces deux fonctions opposées. Par exemple, la personne sera souriante avec les personnes avec qui elle est en ligne, et dans le même temps sera agressive avec toute personne qui se trouve dans son espace hors ligne. C’est donc vers les personnes qu’il faut se tourner, et pas vers les objets, pour comprendre l’usage que nous avons de ceux-ci.

Les écrans sont ce que l’on en fait, c’est-à-dire qu’ils sont objets de parole. Si les activités en ligne des uns et des autres sont dans la famille objet de discussion, ils entrent dans l’économie consciente et inconsciente de la famille, au même titre que toutes les autres activités. Ils sont alors objets de désir – désir de possession, d’échange, de maitrise, d’empiétement, voire même de destrution . Par exemple, le temps passé à jouer avec la console, ou la place disponible sur les disques de stockage pourra être un écho  de la place réelle ou imaginaire à laquelle chacun s’assigne dans une famille. Ces activités en ligne peuvent aussi tomber dans des silences, réprobateurs ou honteux : l’un peut avoir honte de parler à l’autre parce qu’il ne sait pas, par exemple.

.

– Quel est l’impact des écrans sur la sociabilisation au sein de la famille : communique t-on plus ou moins qu’avant ? Communique t-on plus avec les membres de la famille qui sont à l’autre bout de la France (via internet) qu’avec les gens qui vivent sous notre toit ?

Ce qui fait communiquer, c’est le désir de communiquer, pas la technique qui lui est associée. L’enfant qui dans les années 70 rechignait a écrire une carte postale a Tata Suzette rechignera aujourd’hui à lui écrire un mail.

A ce premier point, il faut ajouter que les modalités de communication en première personne ou en troisième personne ne sont pas les mêmes. Dans le second cas, on est représenté par une image, un texte, ou une vidéo, ne sont pas du tout les même et ne font donc pas appel aux même mécanismes. Une discussion sur Seesmic, par exemple, est une expérience qui est assez étrange. Il faut enregistrer le message vidéo avant de l’envoyer : on parle à son image et dans un second temps on met la vidéo en ligne. Les stratégies sont là très diverses : certains envoient les messages quelque soit leur forme, certains les peaufinent et les mettent en ligne uniquement lorsqu’ils sont conforme à l’idée qu’ils se font d’un "bon" message; certains ne laissent pas apparaître leur visage ou seulement une partie de celui-ci; certains apparaissent toujours sur le même fond; d’autres portent toujours le même t-shirt ou le même chapeau… Ces quelques exemples montrent bien le travail sur l’image de soi auquel nous sommes confrontés en ligne. Ce n’est pas seulement une question liée à l’image, comme les discussions récurrentes sur la réputation numérique nous le montrent. Etre en ligne, c’est se soumettre à un travail psychique qui porte principalement sur l’identité

Ensuite, il faut prendre en compte les caractéristiques du milieu dans lequel la communication a lieu. Sur Internet, tout échange laisse une trace. Sur Internet, tout échange peut être conservé, modifié ou transmis à d’autres. Sur Internet, vous n’ êtes jamais seul : la multitude est toujours la. Potentielle dans les échange 1 à 1 (l’échange peut toujours être envoyé à d’autres); réélle sur les forums et autres réseaux sociaux. Elle peut être source d’aide ou de plaisir. Elle peut être source de désagrément voire de souffrance (spam, trolls)

Communiquer sur Internet, ce n’est donc pas seulement communiquer. C’est communiquer autrement du fait des spécificités du média : les conversations sont le plus souvent asynchrones et partageables. Ce qui se dit/s’écrit sur Internet se dit donc autrement que dans l’espace géographique. L’internet nous offre un autre espace – c’est cela le point important – ou nous pouvons redistribuer les relations que nous avons a nous même et aux autres. Par exemple, Internet offre un jeu infini autour de la présence, de l’absence et de la séparation : on peut être en ligne et se faire porter hors ligne – comme on se fait porter pâle. Et il est possible d’être hors-ligne pour les uns et pas pour d’autres.

 

-       Grâce à ces  écrans, on fait rentrer le monde chez soi et on se projette dans le monde depuis son salon. Les frontières entre sphère intime et sociale, sphère privée et publique s’abolissent-elles ? Quelles sont les conséquences sur les individus ?

L’effacement, ou plus exactement la porosité des frontières entre l’intime et le social date déjà de plusieurs décennies. Il n’est pas lié aux mondes numériques même si ceux-ci jouent le rôle d’un excellent révélateur. Il a commencé lorsque dans le monde du travail, qui était disjoint de celui de la famille, les valeurs de plaisir et de réalisation de soi ont été mises en avant. Symétriquement, on a commencé à parler de travail pour des choses qui relevaient de la sphère privée, comme le "travail des parents". Il faut aussi prendre en compte que ce qu’on appelle "vie privée" est un long processus historique : ce qui nous parait être aujourd’hui le minimum nécessaire dans le domaine de l’intimité est assez différent de que que l’intimité réclamait il y a un demi-siècle.

Ce qui est fascinant avec les mondes numériques, c’est qu’ils donnent à voir cette évolution. Ils la mettent en scène. Par exemple, les flash mobs, rassemblement et disparition soudains de personnes dans l’espace public, disent les apparitions et disparitions dans l’espace numérique (online/offline, pop et repop dans les jeux vidéos). Mais elles disent aussi cette réalité sociale de plus en plus dure : le voisin de travail, parfois même l’usine toute entière, peut disparaître du jour au lendemain pour réapparaître quelques centaines de kilomètres plus loin

– La prolifération des écrans modifie t-elle nos structures mentales ?  On zappe, on devient multitâches, on ne se regarde plus, ne se touche plus quand on joue, quand on communique… avant l’écran était « repérable », géorgraphiquement et dans le temps. Maintenant qu’il est partout, tout le temps, quel est notre rapport au réel, au virtuel ?

Le virtuel n’existe pas. En tous cas, ce n’est pas Internet. Si il y a 15 ans, il fallait toute une procédure pour se connecter au réseau, d’aucuns diraient même un rituel qui se terminait par la petite mélodie du modem,  ce n’est plus le cas aujourd’hui. Internet n’est plus cet ailleurs qui a fait rêver quelques uns. Il a fusionné avec l’espace géographique. Pour ceux qui pensent que l’Internet est encore cet espace radicalement séparé de l’espace géographique qui serait lui "réel", juste un exemple : Google vient de mettre en évidence que les recherches des internautes américains sur la grippe suivaient les variations saisonnières de l’épidémie – les personnes grippées ont plus de chance de faire des recherches sur ce sujet – et anticipaient les alertes des réseaux de surveillance classique de deux semaines !

On ne se touche pas sur Internet ? Pas si sûr : les "poke" et autres "nugdes" sont des équivalents en ligne du toucher. Le goût pour les lolcats pourrait avoir la même origine. Enfin, les personnes en lien sur Internet ont tendance à chercher à se rencontrer dans l’espace géographique. Bref, Internet (ou les jeux vidéos) n’est pas un dispositif qui réduit ou brise la sociabilité. C’est même tout à fait le contraire.

Il nous faut tout de même nous souvenir de Foucault. C’est tout à fait étonnant de voir a quel point le structuralisme éclaire ces mondes numériques. Foucault, Derrida, Deleuze, ou Lacan hantent littéralement les mondes numériques et on ne peut faire un clic sans penser à eux. Nous savons avec Leroi-Gourhan d’un coté Foucault de l’autre que les objets et les techniques nous construisent autant que nous les construisons. Comme dispositif, Internet n’échappe pas à la question du pouvoir. Il est la continuation de la lente intériorisation des dispositifs de surveillance telle que la décrit Foucault dans Surveiller et Punir. Mais au panoptique vertical de Bentham, Internet substitue un panoptique horizontal et généralisé : chacun surveille son voisin. Autre différence, là ou le panoptique se donnait a voir comme dispositif de surveillance et de punition, Internet, surtout dans sa version web 2.0, se présente sous des aspects bien plus séducteurs. Mais un pouvoir, même séducteur, reste un pouvoir. La question, pour moi, n’est pas celle d’un rapport au virtuel, mais d’un rapport au pouvoir. Google, avec les informations de santé publique que recèle ses serveurs détient un pouvoir. Qu’allons nous en faire ? Qu’allons nous faire de la montée des nouvelles puissances comme Google, Youtube, Facebook et le déclin de nos états dans les sphères de l’éducation et de la santé ?

-       En quoi les écrans changent-ils les loisirs au sein de la famille et la transmission ludique et culturelle au sein de la famille ? Quel impact sur les moments partagés en famille ? Inversion des rapports de forces : avant, parents apprenaient à leurs enfants à jouer aux cartes etc… Aujourd’hui : ils rament derrières leurs enfants qui maîtrisent mieux qu’eux les nouvelles techno, les jeux on line…

Cela est de moins en moins vrai. De plus en plus de parents maîtrisent parfaitement les techniques liées aux mondes numériques. On voit par exemple des parents et leurs enfants quêter dans World of Warcraft, des mères commenter les updates de leur fils sur Facebook, ou des filles se demandant si elles ne devraient pas mettre leur mère dans la liste des personnes ignorées. Il y a donc, dans les mondes numériques comme ailleurs, des espaces qui peuvent être à la communs (on peut être ensemble sur facebook mais dans des univers différents) ou partagé (la chose commune active le lien entre les personnes). Ce que chacun dans la famille fait de ces espaces ne dépend pas des mondes numériques, mais de la dynamique de la famille et des personnes qui la composent.

Cela étant, une des fonctions des parents étant la transmission, il est souhaitable qu’ils permettent a leurs enfants de connaître et de maîtriser les mondes en ligne.  S’ils ne peuvent pas le faire eux-même, alors qu’ils permettent a d’autres de le faire. L’école a ici un grand rôle à jouer, et d’une façon générale les pédagogues sont tout à fait prêt à transmettre des savoirs et des savoirs faire sur les mondes numériques. Malheureusement, les institutions françaises se montrent encore trop frileuses. Regardons ce qui se passe outre-atlantique : des antropologues comme Mike Wesh ont pris YouTube comme terrain, des pédagogues travaillent la pédagogie au regard des mondes numériques. En France, on en est à faire des campagnes d’information sur "les dangers de l’internet et des jeux vidéos" ou a protéger les bénéfices des multinationales plutôt que le bien des citoyens ! Que ne se rappelle-t-on pas de 1793 : " Tous ces objets précieux qu’on tenait loin du peuple, ou qu’on ne lui montrait que pour le frapper d’étonnement et de respect, toutes ces richesses lui appartiennent" Et pour ce qui est des dangers de l’internet et des jeux vidéos, ils tiennent plus de ce que les anglo-saxon appellent la panique morale que d’autre chose. Nous savons que la grande majorité des enfants abusés sexuellement le sont par un proche, et non par un étranger. L’addiction aux jeux vidéo est quant à elle elle à la psychologie ce que le monstre du Loch Ness est à la zoologie.

Il faut arrêter de parler de nouvelles technologies ! L’internet a bientôt 40 ans ! 14 ans si l’on prend comme date de naissance le message annonçant le web de Tim Berners Lee posté sur Usenet ! Et même le web 2.0 est basé sur des technologies qui ont déjà une dizaine d’années ! Nous ne sommes plus dans la même situation que dans les années 70 ou les jeux vidéos étaient laissés aux enfants comme aimable amusement. Aujourd’hui, les jeux vidéos sont l’objets d’enjeux économiques immenses. Ils traversent les espaces culturels : Max Payne, avant d’être un blockbuster, a été un excellent jeu vidéo. Des personnages de roman (Sherlock Holmes, Dracula, Phileas Fogg…) apparaissent dans les jeux vidéos ou des personnages de jeu vidéo apparaissent dans des romans. Il est même des personnes, comme Leroy Jenkins, qui font leur entrée dans le panthéon vidéo ludique. S’il doit y avoir un rapport de force, c’est ici qu’il faut le voir : entre le citoyen et les grands groupes commerciaux

Même si les enfants se servent de plus en plus massivement des jeux vidéos et des dispositifs en ligne, il n’en restent pas moins des enfants. Ils sont pour le plus grand nombre ignorants de l’histoire du réseau ou même de son fonctionnement. Combien d’entre eux confondent Internet Explorer avec Internet ou le champ de requête de Google avec une barre d’adresse ? Ce que nous sommes en train de préparer, si non continuons ainsi, ce sont des incultes et des illettrés de l’Internet. Comme tous les médias, Internet se lit et se déchiffre. Il faut savoir croiser les sources d’informations,  interpréter les noms de domaine et les adresses e-mail, interpréter les différentes versions d’un article wikipédia. Cela n’est pas "intuitif". Les enfants doivent apprendre à le faire. Nous devons apprendre aux enfants à le faire.

-       La multiplication des écrans induit un nouveau rapport à l’espace du foyer. Il y a de moins en moins « une » pièce réservée aux écrans. Plus d’espace sacralisé… l’écran entre partout. quelles conséquences là encore ?

L’écran est partout parce que Internet est devenu pervasif. C’est quelque chose qui n’avait pas été anticipé, mais que l’on ne peut que constater. Pouvoir se connecter à son compte mail ou à son réseau social ou que l’on se trouve dans l’espace géographique est devenu pour beaucoup une chose normale. Même un objet aussi frustre qu’un réfrigérateur se dote aujourd’hui d’écran et d’une connexion au réseau. Les choses ne vont pas s’arrêter la : les designer et les industriels mettent au points des objets de plus en plus "communiquants" ou "sociaux" : vestes, bijoux, téléphones bien sûr… jusqu’au corps lui-même. Si Internet permet de sortir de la zone d’influence de la télévsion, ce serait merveilleux. Mais d’une part, les logiques télévisuelles s’implantent durablement sur le réseau comme le montre la croissance continue du marché de la publicité sur Internet. D’autre part, l’Internet est en soi un espace de pouvoir dont les points de contact avec le néolibéralisme sont troublants : ici comme là la même célébration de l’individu "libre" de ses choix.