Un Geek est une personne fascinée, voire même obsédée, par des domaines obscurs ou très pointus de connaissance. Le Geek est non conformiste, non pas qu’il ne comprenne pas les règles sociales, ni qu’il prenne plaisir à les transgresser : il les sacrifie simplement à sa passion. Ce n’est pas une décision pleinement réfléchie. C’est plutôt la lente coulée du noyé qui s’abandonne aux profondeurs. Là, petit à petit, la passion du Geek ronge ses autres liens. L’ordinateur, le programme, la collection de comics, les jeux vidéo ou sa collection de figurines… lui devient préférable à tout le reste. Sa passion devient son monde. Et le monde se rétrécit peut à peu à sa passion.

Il est une personne qui est assez proche du Geek : c’est le Nerd. Le Nerd est quelqu’un que l’on gratifie volontiers d’un quotient intellectuel supérieur à la moyenne. Ses sujets de prédilection sont académiques et il peut parler pendant des heures du chat de Schrödinger, de la machine de Turing ou encore les paradoxes spatiaux temporels. Si ces sujets ne passionnent pas nécessairement son entourage, ils ont au moins l’avantage d’être socialement et positivement investis. Les passions du Geek sont elles frappées par la réprobation sociale : trop infantile, pas assez adulte, le Geek agace

Le Geek et le Nerd sont conduits à la marge de la société du fait de l’exclusivité et de l’intensité de leur passion. Rien, dans l’espace social, ne saurait faire obstacle a cette passion qui les consume. Mieux, ils font fierté de la désapprobation dont ils peuvent être l’objet. Ils forcent le trait et en jouent. Ainsi, au MIT, un Ugliest man contest est organisé chaque année, rappel grinçant du miroir déformant qui leur est tendu dans l’espace social : n’étaient-ils pas binoclars, inaptes à tout exercice physique, et à tout lien avec le sexe opposé ? Ils sont l’inverse exact du Sportif, beau, bronzé, musclé, quaterback de l’équipe de foot, leader d’une bande de garçons, et grand séducteur de majorettes. Autant le Sportif est un être des grands espaces, exposé aux regards et à l’admiration de tous, autant le Geek est un être des intérieurs – « i am white and Nerdy » dit la chanson – dont le corps est privé des plaisirs du corps. Si le Sportif offre son corps aux rigueurs du climat, le Geek ne connait pas d’autre soleil que les lueurs de ses écrans.

Geek et Nerd sont mis à mal par les autres d’où le plaisir pris à lire les comics dans lesquels le héros est souvent maltraité dans son identité civile et triomphe dans sa forme héroïque. Sous Peter Parker le Geek malmené par Jonah Jameson, Spidey, l’araignée virevoltante et pleine d’humour. Sous le fallot binoclar Clark Kent, Superman, l’homme aux immenses pouvoirs.

Sherry Turkle((in Lif on the Screen)) fait remarquer le ghetto dans lequel sont précipités tant de jeunes gens est le fait de constructions sociales : la science se doit être anti-sensuelle. Elle est le lieu d’exercice de la pensée, pas du corps. Ceux qui font montre de quelques compétences en ce domaine se doivent être à cette image : pur esprits éloignés des contingences et des plaisirs du corps.

Voila le paradoxe des paradoxes : une Geek femme. Des années durant, les Geeks étaient mâles. Et voila qu’apparaissent sinon leur Nimésis du moins leur alter-égo : la Geek. Sur la page Wikipedia consacrée au Geek, on peut voir on peut voir Stephanie Pakrul alias StephTheGeek, brunette au t-shirt moulant « Blue Screen of The Death » sur une poitrine généreuse. Voilà réintroduite la question de la sexualité dont le Geek ne voulait rien savoir. Voilà que s’étale cette idée : devant La femme, il n’est d’autre solution que le bug, le plantage total nécessitant un reboot de la machine.

Aucun être ne peut vivre durablement au-delà ou en deçà du principe de plaisir. Le vivre est déjà un éprouvé sensuel. Manger, bouger, respirer sont des sources de plaisir. C’est là le domaine d’excellence du Sportif qui fait grand plaisir de sa motilité et de sa force. C’est là le domaine d’évitement du Geek qui est attaché à sa machine comme Sisyphe à son rocher. Le Geek ne s’alimente pas : il s’empoisonne lentement a coups de repas à base de sodas, pizza et autre junk food, ; sa motilité se limite au ballet des doigts sur un clavier. Le Geek est anti-sensuel. Ou plus exactement, sa sensualité, il l’exerce dans le lien avec la machine.

Il est une raison à cela. La machine permet d’exercer un contrôle presque parfait puisqu’elle qu’elle exécute simplement le code qui lui est donné. Si la machine ne marche pas, c’est qu’il y a une erreur dans une ligne de code. Il suffit de la retrouver. Voilà qui est autrement plus simple et plus confortable que les relations sociales, si pleines de chausse-trappes et de déception. La machine ne décoit pas. Elle marche ou ne marche pas. Et si elle ne marche pas, c’est juste une question de débogage.

Le Geek a su trouver la poésie de la ligne de commande et donner aux objets des aspects plus human friendly. Ce qui pour le Geek était une nécessité ou une évidence – l’accès illimité et total aux machine, l’information libre, l’ordinateur comme beau – est devenu un des cœurs battants de notre culture