Le détour par d’autres cultures permet de mieux comprendre celle dont on est issu. C’est le pari de l’anthropologie depuis Levi Strauss. C’est aussi celui d’un très bon article de Alex Golub et Kate Lingley qui se penche sur l’addiction à l’Internet et aux jeux vidéo : “Just like the Qing Empire : Internet Addiction, MMOGs, and Moral Crisis in Contemporary China”
L’empire Qing est le dernier empire chinois. Adossé à des millénaires d’histoire, il voit arriver sans crainte les “long-nez”. A partir du 19ième siècle, il s’est continuellement affaiblit pour des raisons externes et des raisons internes. En 1842, les Anglais forcent les chinois a autoriser le commerce de l’opium un moment interdit. Le traité de Nankin se fait au son du canon et toutes les autres puissances occidentales s’engouffreront dans la brèche. L’empire chinois est incapable de contenir les appétits occidentaux et doit par ailleurs faire face à des difficultés internes : des famines, des catastrophes naturelles, des guerres civiles et une corruption généralisée laissent l’empire Qing exsangues. Le 19ième siècle et le 20ième siècle sont scandés par des défaites répétées devant les puissances occidentales.
La thèse des auteurs est la suivante : les discours sur l’addiction et les jeux vidéo cristallisent des changements dans “l’ordre moral” de la société chinoise. Ils rappellent que d’une part l’idée d’une addiction à l’Internet ou aux jeux vidéo ne fait pas consensus, et que d’autre part la psychiatrie n’est pas un miroir de la réalité. Elle embarque des pratiques sociales, des normes des pouvoirs…
En Chine, l’arrivée de l’Internet a eu pour effet de créer un nouvel espace public : les “Wang ba” (cybercafés) sont devenus les lieux à la fois très prisés et très critiqués. il permettaient à ceux qui n’avaient pas Internet chez eux d’accéder à des services comme le chat, les jeux vidéo ou le mail. Mais, ils ont également été présentés comme des espaces dans lesquels les mélanges sociaux les plus troubles se produisent: les jeunes gens de bonne famille y rencontrent des personnes moins recommandables; ils sont au contact de produits stupéfiants comme le tabac, et l’alcool. L’ensemble fait du Wang ba un espace de dissolution des mœurs.
Les auteurs montrent comment la panique morale a été crée en Chine. Le gouvernement Chinois s’est d’abord montré circonspect vis à vis de l’Internet. Puis, des média ont relayé des histoires frappant l’imagination : un jeune homme tue son oncle pour lui voler de l’argent pour jouer à un jeu vidéo; deux adolescents exténués par une trop longue durée de jeu vidéo s’endorment sur un voie ferrée et se font écraser; un homme en tue un autre pour le vol d’une épée dans Mir II; un adolescent de 13 ans se suicide après avoir joué à Warcraft III; 4 adolescents sont blessés dans une bagarre dans un cybercafé pour un objet ; un adolescent de 17 ans se tue après avoir rencontré son amante en ligne et découvert qu’elle était une trentenaire; un homme obèse meurt après une session marathon de jeu vidéo
Les articles de la presse ont été accompagnés de travaux académiques indiquant la montée en puissance d’une nouvelle pathologie : l’internet, les jeux vidéo sont des objets d’addiction. A partir de ce moment, la pompe est amorcée, et tout problème est compris au travers de ce prisme.
En Chine, l’adoption de l’addiction à l’Internet a été favorisé par l’histoire. Le souvenir de l’opium imposé par les anglais pour assoir leur domination commerciale est encore vif. Pour beaucoup de Chinois, la première guerre de l’opium a été le point de départ de l’affaiblissement de l’Empire du Milieu.
Les Chinois n’ont pas manqué de faire le lien avec l’opium : de la même façon que l’Angleterre leur a imposé le commerce de l’opium et ses conséquences sanitaires et économiques désastreuses, l’Internet est un “opium électronique”. pour que l’histoire ne se répète pas, il faut donc s’en protéger
La Chine d’aujourd’hui est aux prises avec des changements majeurs qui touchent à la fois les structures familiales et les subjectivités individuelles. Les discours sur l’addiction à l’Internet ou aux jeux vidéo sont un reflet de ces modifications. Ces discours permettent en retour aux Chinois de mieux prendre en compte ces modifications. Par exemple, la description type fait jouer la figure d’une mère éplorée, d’un jeune homme isolé absorbé par des émotions violentes et refusant de retourner à l’école.
La situation type crypte en fait toute une série de modifications qui affectent la culture Chinoise : l’enfant unique, la montée de l’individualisme, le consumérisme, et la médicalisation du bien être.
La situation des enfants Chinois est très particulière. Du fait de la politique de l’enfant unique, l’enfant se retrouve seul à porter les espérances parentales. Il en résulte chez beaucoup d’entre eux des troubles du narcissisme : ils sont souvent extravagants et despotiques. Mais c’est surtout parce que les espérances parentales qu’ils doivent supporter se font sur la mise au tombeau de ce qu’ils sont. : ils doivent avant tout satisfaire leurs parents.
Le consumérisme a conduite à consommer des services médicaux, d’où l’utilisation de drogues pour traiter l’addiction à l’Internet et aux jeux vidéo. Les notions de contrôle de soi ou encore les solutions venant de la médecine traditionnelle sont écartés parce que trop couteuses en temps : il faut des résultats, et des résultats rapides. C’est sans doute ce qui explique que les traitements mis en place en Chine étonne plus d’un psychothérapeute
Enfin, les solidarités ne sont plus au cœur des subjectivités. Avec l’addiction à l’Internet, les Chinois importent la vision d’un individu et d’un individu aux prises avec des conflits intrapsychiques.
Le rapport avec l’empire Qing ? De la même manière que les Qing ont été très ambivalent vis à vis des technologies occidentales, les Chinois vivent les changements de leur société comme riches de risques et de promesses, concluent Alex Golub et Kate Lingley. “L’addiction à l’Internet et aux jeux vidéo” est une figure qui leur permet de porter dans l’espace public les questions qui se présentent à eux
Source : “Just Like the Qing Empire”: Internet Addiction, MMOGs, and Moral Crisis in Contemporary China. Games and Culture January 2008 3: 59-75, doi: 10.1177/1555412007309526
Crédit photo : qing tombs (132) par super.heavy
Fan Qing Fu Ming !
Plus sérieusement, merci pour cet article, qui permet de mieux comprendre la manière dont les jeux vidéo et internet sont perçus là-bas.
A part ça, il vient d’y avoir en Allemagne la conférence nationale annuelle sur les addictions : le “Deutschen Suchtkongresses 2010”, qui s’est a eu lieu il y a 2 semaines à l’Université de Tübingen. Il s’agissait d’un congrès sur toutes les “addictions”, mais une d’entre elles a retenu l’attention de certains. Je te laisse deviner laquelle :
http://newsticker.sueddeutsche.de/list/id/1042962
http://www.tagblatt.de/Home/nachrichten/tuebingen_artikel,-Junge-Nutzer-sitzen-bis-zu-zwoelf-Stunden-pro-Tag-am-PC-_arid,112521.html
@Shane_Fenton vivement le compte rendu du colloque sur ton blogue !
Boarf, je ne sais pas si je pourrais parler de compte-rendu. J’ai bien l’intention en faire une brève sur le site de CanardPC, mais je ne sais pas si je pourrais aller au-delà de ce qu’en dit la presse locale.