Hamacs

On sent un changement avec le numéro 35 des Cahiers de Psychologie Clinique. L’addiction aux jeux vidéo ou à internet y apparait clairement pour ce qu’elle est  : une paresse intellectuelle.

Il est en effet beaucoup plus facile de s’appuyer sur une métaphore : “les jeux vidéo sont comme une drogue” plutôt qu’explorer et comprendre ce qui est en jeu dans l’usage immodéré de ce média. C’est ce que commencent a faire deux textes publiés dans ce numéro des Cahiers de Psychologie Clinique.

 

Virtuel et illusion

Christophe Jansen et Sophie Tortolano partent de la notion d’illusion développée par D. W. Winnicott dans Jeu et réalité. Avec Winnicott, l’illusion est devenue un élément clé du développement de la personne et de la culture. Ce n’est plus une tromperie

Pour les auteurs, “l’internet n’offrirait qu’un lieu ou se “télescopent” les hallucinations de chacun. Il s’agirait donc, en quelque sorte, d’hallucination de soi qui trouveraient comme unique support ces images virtuelles dont la base, modulable à l’infini, est commune à tous et que les utilisateurs appellent “avatars””

L’illusion du virtuel serait différente de l’illusion décrite par Winnicott parce que le virtuel n’offre pas de désillusion suffisante. Dans les mondes virtuels, les limites entre le principe de plaisir et le principe de réalité seraient floues. Chacun serait tenté de s’identifier à son avatar, qui n’est qu’une image idéal de soi. Les auteurs voient dans cette identification au moi-idéal le mécanisme de ce que d’autres appellent “addiction”

Pour eux,  “le virtuel ne se laisse pas suffisamment pénétrer par la réalité concrète, tangible, corporelle”. Il mettrait alors en échec la transitionnalité parce qu’il autorise chacun à jouer du semblant : “avec Internet, il semble que nous glissions sans d’un imaginaire inconscient, fantasmatique, guidant le sujet à son insu, à un imaginaire conscient, ludique, de l’ordre du  “faire comme si””

“Pan ! t’es mort !” L’espace du jeu est également un espace dans lequel on fait “comme si”. Mais c’est un espace dans lequel les réalités externe et interne sont maintenues à la fois séparées et liées. L’espace virtuel fonctionnerait en-deçà de l’espace transitionnel en mettant en jeu une illusion narcissique primaire. Cette illusion est celle que vit le nourrisson qui voit ses besoins satisfaits au moment même ou il en prend conscience. La transitionnalité ne se met en place qu’a partir du moment ou l’environnement se montre peu à peu défaillant. L’illusion se déchire alors peu à peu et l’enfant prend conscience de la réalité

Le mécanisme d’addiction résiderait dans la primauté donnée au moi-idéal et dans le recouvrement du monde objectif par le monde subjectif. Ce type de fonctionnement prendrait ses racines dans le destin qui a été fait à l’illusion narcissique primaire. En effet, selon les réponses de l’environnement, cette illusion peut contribuer à construire une base d’un self capable de compter sur lui même et confiants en ses capacités d’accomplissement. Lorsque l’illusion n’a pas donné lieu à une expérience subjective satisfaisante, elle contribue à former un noyau paranoïde envers soi et le monde extérieur. L’usage excessif des jeux vidéo peut alors être compris comme une tentative de retrouver des illusions suffisamment bonnes et reprendre la symbolisation de ce qui était resté en souffrance.

Virtuel et rêverie

Marty et Houssier  considèrent le virtuel non plus sous l’angle de l’illusion mais sous celui de la rêverie : “dans les deux cas, il est question d’exploration de mondes potentiels à l’aide de représentants d’objets, dans un espace psychique aux potentialités étendues. Dans ce temps de transition au service du déplacement de l’objet œdipien à l’objet adéquat, l’espace d’illusion maintient le fantasme que tout reste possible”

La rêverie a une valence positive et négative. Dans ses aspects positifs, elle est soutien des processus de pensée car elle permet d’explorer le monde interne comme le fait le jeu; dans l’adolescence elle permet de tempérer les désirs de conquête de l’objet sexuel. Dans ses aspects négatifs, elle est une façon de s’opposer à l’élaboration des désirs  liés à l’Oedipe pubertaire.

Dès lors, l’usage excessif des images externes est à comprendre autrement que comme une fuite de la réalité. Ce qui est en jeu est bien plus un tentative d’éloignement d’éléments internes, d’angoisse dépressive notamment

L’article de Marty et Houssier est intéressant parce qu’il reprend la réflexion précédente sur l’illusion. L’illusion générée par le virtuel y posait problème parce qu’elle ne buttait sur rien. Chacun était alors exposé de se perdre dans des infinis narcissiques.  Cette idée est reprise : l’expérience vidéo ludique en ligne ne peut être mise en suspens. Pas de pouce, dans Second Life ou dans WoW  : “chaque joueur semble devoir adapter son rythme personnel à la temporalité de ce monde virtuel en perpétuel mouvement

Les auteurs montrent bien avec un exemple clinique comment l’investissement d’un jeu vidéo est utilisé contre contre investissement pour ne pas penser à la perte d’un père et pour se rapprocher d’une mère. Lorsqu’il sèche ses cours pour jouer, l’adolescent est comme son père : absent (à l’école) et présent dans les disputes passionnelles que cela provoque avec sa mère. Ces disputes sont elles même un écho des disputes de ses parents dont il garde un très vague souvenir. Etre présent aux cours serait alors vécu comme abandonner sa mère mais aussi rendre présent son père. C’est cette impasse que le travail psychothérapeutique va lever.

 

Ces positions sont très intéressantes parce qu’elles sont véritablement une mise au travail de ce qui est en cause dans le jeu excessif : non pas l’action souterraine d’une matière numérique rapidement associée à une drogue mais des dynamiques intrapsychiques dans lesquelles le “virtuel” joue comme intermédiaire.

 

Deux regrets, cependant, à propos de ces excellents textes.

D’abord, l’idée selon laquelle le cyberespace serait un lieu dans lequel les désirs sont automatiquement satisfaits est une vue de l’esprit. Il suffit d’expérimenter un peu de lag sur un serveur pour constater que les choses ne se passent jamais totalement comme on l’a rêvé. Qui n’a jamais wipe une instance de façon répétée ? Qui ne s’est pas fait camper ? Qui n’a pas eu à affronter des joueurs qui se servaient de failles de programme pour gagner/tricher. Ce sont des expérience banales qui font de l’expérience en ligne autre chose qu’une rêverie narcissique mais aussi des moment ou de grands déplaisirs et même de grandes angoisses peuvent être vécues. Le cyberespace n’est pas une néo réalité. Il est une réalité distincte de la réalité psychique et en ce sens il fait limite ou obstacle à nos désirs.

Ensuite, il est  dommage que les textes ne prennent pas suffisamment en compte les travaux précédents. Evelyne Esther Gabriel  a déposé dans  L’imaginaire des mondes virtuels (2002) beaucoup des idées qui nous intéressent encore beaucoup : la place de l’idéal du moi dans les jeux vidéo, l’illusion, le jeu, l’archaïque, la question du groupe. Faire place aux prédécesseurs éviterait de réinventer la roue à chaque texte et permettrait d’embrayer une dynamique de recherche

 

 

Crédit photo : Hamacs par Locace