"La où il y a des êtres humains, on ne peut rencontre de mode d’existence non symbolique et moins encore d’action non symbolique" Paul Ricoeur, L’Idéologie et l’Utopie
Partant de Paul Ricoeur, et de son travail précédent sur L’innovation technique, Patrice Flichy propose dans L’imaginaire d’Internet un modèle d’intelligibilié de l’imaginaire technique. De la même manière que l’idéologie ne s’oppose pas au réel, car il n’est de réalité que médié, l’utopie n’est pas l’irréel ni même l’irréalisable. L’utopie, propose Patrice Flichy, est un processus, une tension entre changement et stabilité. Avec l’idéologie, elle est un des pôles de l’imaginaire.
Utopiques autoroutes
"The round globe is a vast … brain,instinct with intelligence!"
C’est par ces mots de Nathaniel Hawthorne que le vice président Al Gore en 1994 donne sa vision d’un réseau mondial.Il ne parle pas ici de l’Internet, mais des super-autoroutes de l’information.
Cette idée d’autouroutes de l’information n’est pas nouvelle. Patrice Flichy donne "The Wired Planet" (1970) comme point départ. Il est vrai que l’image a de quoi frapper les imaginations. Les cables et les routes transportent de l’énergie et de l’information et l’image d’un super-organisme vivant, global, planetaire s’impose. En 1970, l’amérique et l’europe du nord sont aux prises avec une jeunesse bouillonante et brouillone. Des crises sont ouvertes un peu partout dans la société, et les utopies pullulent. La jeunesse découvre ou redécouvre des imaginaires dans lesquels le mélange est de mise. Les vieilles frontières vacillent, et de nouvelles catégories humaines sont inventées. Beatniks, hippies black panthers et autresmods, mélangent surréalisme, drogue, structuralisme, rejet des normes, égalitarisme, errance, violence, antiracisme, pacifisme, explorent des zones que la culture ne se connaissait pas.
Les innovations trouveront là un terreau fertile. L’idée d’une nation cablée reste en sommeil jusqu’en 1985 . Des bibliothécaires publient un livre dans lequel ils détaillent les avantages de la communication en réseau
On peut imaginer un réseau pour une meilleure éducation comme un nouveau système national d’autoroutes qui relieraient les universités, les colléges, les bibliothèques, les organisations de la recherche ou de l’industrie, et transporterait de l’information plutôt que des marchandises" Educom’s Networking and telecommunciation Task Force, A national Higher Education Network Issues and Opportunities in L’imaginaire d’Internet, Patrice Flichy
Cette idée d’autouroutes de l’information seront reprise pendant une dizaine d’années. Elles trouveront un grand écho sans doute du fait de leur lieu d’origine. Les américains ont toute un imaginaire de la route qui est très profondément enraciné dans l’identité du pays. C’est par des pistes qui deviendront par la suite mythiques, comme la Lewis and Clark trail ou la Pony Express trail que les américains se remémoreront la longue marche de leurs ancêtres vers le far-west. C’est par la route, dont certaines deviendront également mythiques, comme la highway 61, que les américains cousent ensemble les parties éparses du pays. La route sera la mère de tous les espoirs ("Mother Road", Steinbeck, 1939) pendant la grande dépression et c’est vers elle qui soutiendra l’économie américaine au sortir de la seconde guerre mondiale.
Habillement, Al Gore s’appuiera sur ces mythes collectifs pour construire son projet politique. Il y mêlera au passage sa mythologie personnelle : il explique que c’est en référence a son père Albert Gor Sr, qui comme sénateur mis en place le système d’Interstates highways, qu’il pense son propre programme d’autoroutes de l’information.
Pendant dix années, l’utopie des autouroutes de l’information sera développée. Mais là ou Albert Gore Sr avait mis en place un système de financement public, Al Gore proposera un financement semi-privé pour ses autoroutes : si l’état paye la construction des tuyau, les contenus sont apportés par des compagnies privées. La convergence entre le téléphone et le cable est couverte de toutes les vertus. Elle permettra d’apporter dans les foyers la vidéo à la demande, le commerce electronique, les jeux, la vidéoconférence. L’idéologie sous-jacente, comme le monte Patrice Flichy, est clairement libérale.
Dès 1995, James Keller et Brian Kahin avaient noté les transformations profondes liées aux techniques de l’information. Ils parlaient de "changement de paradigme (…) analogue à celui qui a été effectué grâce à l’imprimerie de Gutemberg" :
Les autoroutes de l’information sont à la fois des moyens de la libre expression et d’un marché efficient. Elles peuvent aider à dépasser les barrières de l’information et donner les moyens de se réunir au-delà des limites géographiques, physiques ou financières Robert Allen, Technology for a New Renaissance, Educom Review, Winter 1990
C’est cette idéologie que reprend Al Gore. Il la martèle sans relâche pendant une dizaine d’années. Au National Press Club (1993), il appelle à un élargissement des voies de communications. Il en précise le contenu à plusieurs reprises, comme ici
"Le docteur souhaitant un avis sur le cas d’un patient qui pourrait transmettre le dossier médical à un collégue éloigné de plusieurs milliers de kilométres […] L’écolier d’une petite ville qui pourrait, grace à un PC, consulter au sein de la Bibliothèque du Congrès, des milliers de livres, de disques, de vidéos ou de photographies qui auraient été préalablement numérisés. Les téléspectateurs qui pourraient choisir, à la maison, ce qu’ils veulent parmi des milliers de programmes de télévision"
Pourtant, au mois de la même année, le président des états-unis et son vice président ont une adresse e-mail et à la fin de l’année Philip Elmer-Dewittt écrit l’épitaphe des autoroutes de l’information dans un article du Time :
Much of what Bell Atlantic and Time Warner are planning to sell — interactivity, two-way communications, multimedia info on demand — the Internet already provides for free
La plupart de ce que Bell Atlantic et Time Warner se préparent à vendre – l’interactivité, la communication bi directionnelle, l’info à la demande ont prévu de vendre, Internet le fournit déjà gratuitement
Pendant que les médias et les politiques étaient occupés à une utopie – les autoroutes de l’information – une autre s’était développé et explosait soudainement au grand jour. "Avec une population de 20 millions d’usagers, et une croissance d’un million de nouveaux venus chaque mois, l’Internet est soudainement devenu l’endroit à la mode" note Elmer-Dewitt.
Archéologie de l’innovation
Patrice Flichy ,dans L’imaginaire de l’Internet décrit plusieurs temps de l’innovation technnique.
1. Le premier temps constitue la préhistoire de l’innovation. Des idées sont brassées dans tous les sens, et certaines prennent la forme d’utopies. Concepteurs, techniques et usagers se rencontrent et élaborent des projets qui peuvent être éphémères ou durables. C’est un temps d’ euphorie inventive, d’invention et d’audace. C’est dans cette phase que sont constitués des "objets-valise"
2. Le second temps est un temps de maturation. La tension ne se fait plus vers au regard l’idéal à atteindre. Des médiation, des compromis visent a construire une solution acceptable par tous. N’étant plus l’objet porté par un seul, il se transforme, et devient un objet-frontière de plusieurs mondes sociaux. Le projet technique prend corps et l’utopie de départ devient utopie-projet, ou elle se perd et elle devient une utopie-fantasmagorie c’est à dire une "une fuite, une échappatoire, un refus de s’affronter à la réalité technique". Le passage par l’expérimentation n’est pas seulement une épreuve de réalité, insiste Patrice Flichy. C’est aussi un moment de construction des mythes techniques.
"il y a toujours une articulation entre utopie et idéologie, l’une se manifestant plus dans les période de conception technique et l’autre dans celle de diffusion de la technologie" Patrice Flichy, L’imaginaire d’Internet. p. 16
Ainsi, la promotion de la nouvelle technique est portée par une idéologique qui masque tel ou tel aspect de la réalité. L’idéologie accompagnera la vie de la technique; la production de toute une série de légitimation permettront de verrouiller la technique tandis que d’autres idéologies permettont de mobiliser les principaux acteurs de la technique
3. Le temps suivant est celui d’une solidification du cadre de référence socio-technologique de l’innovation. Il s’achève avec 4. le moment ou une technique l’emporte définitive sur une autre.
Les autoroutes de l’information n’ont jamais passé le cap de la maturation. L’internet lui a bénéficié d’un écosystème beaucoup plus favorable. Il s’est développé à partir de ArpaNet et à l’abri de ce qui sera appelé après coup "la grande cordillère" (The Great Divide) : une communauté des scientifiques créent les outils au fur et a mesure que les besoins apparaissent donnant ainsi peu à peu corps à ce qui était au départ que le rêve d’un seul. Ainsi, Usenet est créé a partir de l’idée d’une poignée d’étudiants qui rêvaient d’un Netnews; le Web se développera à partir du travail solitaire de Tim Berners-Lee puis des communautés de travail qui contribueront au développement du langage HTML et des navigateurs.
L’histoire du jeu vidéo contient le même : pendant 20 ans, Ralph Baer a tenté de mettre au point un appareil pour pouvoir jouer avec les téléviseurs. La machine sera baptisée "Odyssée" et elle portera bien son nom tant elle aura du mal a trouver son public. Pendant ce temps, un étudiant bricolait Spacewar! (1961) et les machines fonctionnantsous Unix dans les universités seront détournées pour créer des jeux. Toute l’industrie des jeux vidéos est née de ces bricolages hasardeux et a émerger aussi brutalement que l’Internet
Oui pour le fait que l’utopie ne soit pas détachée de la réalité. En tant que fiction elle est avant toute chose l’oeuvre de l’esprit théorétique (Ruyer), elle rationalise à l’extrême et impose un “voir le monde” (Marouby).
Mais, et c’est là le plus intéressant, c’est comment l’idéologie s’exhibe en utopie (Sfez, 2002), et comment ces deux discours fusionnent, comme l’avait constaté Mannheim.
Je ne crois pas que cela puisse se réduire seulement à la dimension matérialisation/incarnation de la conception technique : l’utopie apparaît plutôt lors de l’émergence de nouvelles théories de politico-social. Alors l’idéologie prendra le relai pour atteindre non pas ces univers, mais imposer une vision rationnelle et déceptualisée du social.
Après, ce qui est fascinant dans les jeux vidéo, c’est de vouloir entrer dans l’utopie. Et ça pose à mon avis une problématique plus large de prédestination, le telos remplaçant le destin, et touche à un passage d’une société holiste vers individualiste (au sens philo po, c’est à dire quand il y a sécularisation du temporel). Avec les mondes virtuels on a une espèce de retour en arrière, vers un désir d’holisme, MAIS, avec une lecture individualiste. Bref, de la remédiation (Bolter & Gusin) à tout va, pas seulement dans les médias, mais aussi dans notre rapport au média; et ce dans un contexte d’économie de croyances (Balandier).
Là ce que je creuse, c’est jusqu’à quel point les JV sont des lieux utopiques à fort discours idéologique, et comment ces deux s’articulent, dans et par le jeu.
J’aurai tendance ensuite à dire que se rajoute la problématique de la communauté, les filiations avec l’anarchisme libertaire, voire libertarien US des 70s.
Ces mondes numériques opèrent en, partie des revival des théories politiques antérieures et les mets en marche. En même temps, la pratique de l’idéologie permet des réappropriations et discours, le tout dans un cadre idéel et normatif ultra balisé (le code et la règle du jeu + la norme et l’ethos social dans les MMO).
Sur la connexion avec les mouvements plus ou moins underground, Remi Sussan est la référence à mon avis