ELLE Mars 2009 crop par vous

J’ai eu le plaisir d’échanger quelques mots avec une journaliste du magazine ELLE. La question était la suivante : Internet-tue-il l’amour. Vous aurez la réponse de la journaliste dans le magazine. La mienne est ci dessous

 

Partons du sentiment amoureux. Une des entrées possible pour le comprendre, c’est de partir de l’illusion de partarger profondément pensées et émotions. Les amoureux pensent qu’ils pensent la même chose, qu’ils éprouvent la même chose, qu’ils vivent la même chose. Ils se vivent comme complémentaires ou au contraire totalement identiques, et, dans ces moments fondateurs du couple, toute présence autre est au mieux vécue comme de la gène.

L’internet et la téléphonie mobile sont deux dispositifs techniques qui n’ont pas manqués d’être repris par la passion amoureuse. Quelque soit l’éloignement de l’autre, il est possible de l’atteindre presque instantanément par un mail, un SMS, ou un tweet. On l’imagine alors ailleurs, touché par une émotion ou une excitation qui devient partagée. Il n’est pas d’éloignement que l’Internet ne puisse combler. Par le réseau, les amoureux peuvent étendre leur mains et leurs mots. Les mains qui courent sur le clavier courent sur le corps de l’autre.  L’internet est aussi le témoin des premiers émois amoureux : les mails deviennent alors autant de contenants de et les archives retracent mail après mail les premières fois. Ce que le réseau et la téléphonie mobile permettent, c’est d’assoir un peu plus le fantasme de peau commune qui est sous-jacent à l’illusion amoureuse : rien ne nous sépare, et les plis du web sont une occasion de plus de nous lier. La toile est accueil bienveillant de toutes les amours et l’autre y est toujours accessible.

Il arrive parfois que cette peau se déchire, et que les mouvements de haine qui étaient jusqu’a présent éloignés de la vie du couple jouent à plein jour. Là encore, l’internet et la téléphonie mobile peuvent être mis à contribution. Ce que le cyberespace permet, ce ne sont plus les mots d’amours et les caresses. Il offre alors une solution de continuité aux mouvements de destructivité, de possession ou de haine. Les archives sont explorées, ou alors de fausses identités sont endossées pour entrer en contact avec l’autre afin de lui nuire. Ces faux comptes MSN, Facebook ou autres, sont utilisés comme des marionnettes pour pour capter le désir de l’autre. Autant, dans le temps de l’amour, le web était vécu comme une toile qui protégeait et contenait, autant il est maintenant vécu comme un espace de dévoilement : l’intimité de l’autre va être fouillée, et le fin mot de son désir sera enfin atteint.

Que l’internet soit un espace de protection ou de dévoilement tient bien évidement à la psychologie de chacun et aux variations de sa météo affective du moment. C’est ainsi que certains ne suivent pas leur amoureux sur le net de crainte de ne plus rien avoir à se dire le soir, alors que pour d’autres, ce qui a été échangé sur le réseau alimentera la conversation.

Le réseau et ses objets sont tout à la fois des espaces de dépôt, de protection et de maintien d’ éléments de notre personnalité. Ecrire un mail, faire un update sur Facebook c’est aussi déposer des sentiments, des pensées et des souvenirs.

Nous faisons somme toute la même chose avec autre chose. Les échanges épistolaires du temps de la princesse de Clèvres étaient au moins aussi passionnés que nos échanges mails d’aujourd’hui. L’amoureux attendait avait autant d’impatience les pas du coursier que l’on peut appuyer avec frénésie la touche "Relever" de nos gestionnaires de mail. Aujourd’hui comme hier, le désir reste le désir : éternel et impétueux. Aujourd’hui comme hier, l’attente est "tumulte d’angoisse". Le réseau n’est pas une menace pour l’amour .Il faut se souvenir que du temps de la mise en place du réseau de chemin de fer, certains moralistes s’étaient inquiétés de son impact sur les familles : les pères n’allaient ils pas déserter leurs foryers, puisque d’un coup de train une maîtresse pouvait être facilement accessible ? Mais il n’est pas plus une aide. Il est ce dont se servent des personnes pour satisfaire leurs désirs

Nous faisons aussi autre chose avec la même chose. L’internet, surtout depuis la mutation du web en 2.0, nous permet d’étendre de façon extraordinaire nos relations sociales. Nos désirs de lien, de possession de savoir… prennent grâce au net une toute autre forme et aussi une toute autre efficace.Nous avons construit sur le réseau un autre espace social avec lequel nous somme en contact pratiquement à tout moment. Ce qui est particulier à cet espace, c’est d’abord la multitude : partout, plus d’une occasion de liens, partout, plus d’une occasion de séparation. Ensuite, l’ubiquité : nous pouvons être a la fois sur le mail, sur le chat de Facebook et sur Twitter, un billet posté sur un blog est aussitôt posté sur différentes plate-formes ou encore e que je dis ici (au travail) peut aussi être lu la-bas (à la maison), pour peu que les comptes soient ouverts sur les deux ordinateurs. Cette ubiquité et cette multitude nous conduisent a faire collectivement et individuellement un travail de sélection et de hiérarchisation de nos relations, c’est dire, in fine, de nos désirs. La nouveauté est au moins double : d’abord, la renégociation de ce qui est privé et l’intime, entre le partagé et le commun au travers la frénésie avec laquelle nous avons investi les réseaux sociaux. Ensuite, la prise en compte des liens faibles (les amis de nos amis) dans le cadre de nos relations. La force de ces liens faibles, pour reprendre l’expression consacrée, est qu’elle nous permet facilement les investissements et les désinvestissement, avec la encore toute la gamme de possibles, de la sublimation à la perversion. Sa faiblesse est qu’elle ne connaît que l’accumulation du même : elle peine a intégrer la différence et à être un support au travail de synthèse.