Les premières analyses du web se sont centrées sur la textualité. C’est ainsi
que Sherry Turkle, de
retour d’un séjour d’études à Paris, redécouvre dans son amérique natale les
structuralistes français : Foucault, Deleuze, Derrida prenaient sens sur son
écran. En pianotant de chat en forums, elle comprend mieux que l’identité est
faite de mots, et que dire “je suis un nuage toxique” suffit à faire de vous
très exactement ce que vous êtes. Mieux, cela amène les autres à agir en
conscéquence.
Le texte faisait là un retour que nul ne soupçonnait : on l’avait cru
mort, tué par les images qui avaient submergé les années 1980. De grands débats
avaient alors eu lieu, soit pour sauver le texte, soit pour valoriser les
images. Ni l’un ni l’autre n’en avaient besoin. Le texte couvait sur Internet
ou s’était développé une éthique de la belle écriture. Sur Usenet, de
génération en génération, on a transmis les vertus du “quote printable” et du
“plain text fetish” . On apprenait alors que l’image n’était pas bonne
puisqu’elle n’était pas acceptée par les serveurs. Puis Usenet a commencé à se
donner aux images : une partie de la hiérarchie a accepté les binairies,
Si cette région de Usenet était très prisée, à la fois parce qu’elle
ouvrait sur des ressources illégales pornographiques, la religion du quote
printable s’est maintenue. Le smiley, surtout dans sa version Microsoft qui
transformait le
signe étrange de Scott
E. Fahlman en une énorme face jaune souriante était honni : Shaskespeare,
disait on, n’avait pas eu besoin de souriard pour se faire comprendre.
Mais
Usenet était déjà sur le déclin. Le web s’est développe et a muté en une version
dite 2.0 : les images et les sons y pullulent. L’information est transmise,
reformatée, agréggée, retransmise, mélangée à d’autres informations dans une
sorte de frénésie.
L’image, que les usenautes pensaient avoir vaincu, est de retour [1]. On en
avait déjà un aperçu avec Youtube qui en quelque mois d’ existence a mis en
ligne plus de vidéos que trois chaînes de télévision émettant 24 heures sur 24
pendant 3 ans. La tendance se confirme avec un dispositif qui fait de plus en
plus la jonction avec le web : le téléphone cellulaire. Celui-ci avait pourtant
commencé sa carrière dans une lune de miel avec le texte. Les Short Messages
System qui était initialement utilisés par les ingénieurs pour vérifier le
fonctionnement du réseau ont été adoptés par les usagers, et parmi eux par les
plus jeunes. En 2003, dix milliards de
SMS sont échangés sur les réseaux téléphoniques français. La progression est
forte puisqu’au premier trimestre 2008, ce sont 6,8 milliards de messages qui
ont été échangés [source arcep.fr]
En moins de 20 ans, le téléphone a subit deux mutations majeures. D’une
machine fixée au mur et destinée a transmettre de la voix, il est devenu nomade,
puis s’est transformé en machine à écrire. Voilà qu’une troisième mutation se
met en place. Le téléphone est devenu une plateforme : il est aussi appareil
photo, lecteur mp3, radio, agenda. La facilité avec laquelle il est possible de
mettre en ligne ses enregistrements avec des services comme flickr, 12seconds, Kyte.com ou Qik.com fait que l’on s’en sert de plus en plus comme
bloc-note
“People have moved on from texting,”
dit Carla Thompson du Guidewire Group. Faisant allusion au micro blogging,
elle poursuit “Ecrire ce que vous faites n’est plus suffisant. C’est
pourquoi le champ du live video streaming est en train de bourgeonner”
[Source : New York Times]
La tendance va s’accroître. Il est facile de prévoir le succès de quelque
chose qui est déjà bien installé. Mais peut être peut on en donner quelques clés
psychologiques aux raisons de ce succès. Quiconque a le bon matériel et le bon
forfait téléphonique utilisera sans mesure les services Web 2.0 de broadcasting
et cela pour deux raisons : la puissance de l’image et les commentaires
L’image est une puissance C’est principalement puissance de
sensorialité, de mémoire, et d’accomplissement de désir. (S. Tisseron,
Psychanalyse de l’image)
Les images ont en effet ce pouvoir de nous faire revivre des sensations et
des émotions. Nous avons tendance a fixer en image les événements de nos vies
qui nous semblent importants constituant ainsi une sorte de mémoire au futur. Ce
qui est fixé, ce n’est pas seulement l’élément visuel, mais tout l’univers de
sensations et d’émotions qui s’y attache. Simplement, au moment ou
l’enregistrement se fait, personne ne sait exactement ce qui sera retenu. Il
faudra que le temps passe pour, dans l’après coup, découvrir quelle sensation ou
quelle émotion a été attachée à l’événement. Il arrive également que certains
événements soient fixés dans nos mémoires et en organisent une grande partie. Ce
qui est fixé peut être réel : c’est le cas des traumatismes, ou imaginaire comme
dans le cas des mythes fondateurs d’une famille ou d’une nation. Si les images
sont des activatrices de nos mémoires, ce sont aussi des activatrices de désir à
la fois parce qu’elles sont des soutiens de l’excitation sexuelle et parce
qu’elles s’organisent en scénarii psychiques à travers lesquels les désirs
inconscients sont suffisamment déguisés pour échapper à la censure du surmoi.
Les images sont également un puissant moyen de partage. En ligne, les lolcat ou les owned images en sont un exemple. Si voir une image nous
confronte à une émotion, cela nous permet également de nous représenter l’autre
face à cette même image et saisi de la même émotion. En renforçant les
identifications, elles sont un facteur de cohésion sociale.
Les images sont de tels véhicules émotionnels, c’est parce qu’elles sont au
coeur de notre fonctionnement psychique. Avant de pouvoir nous représenter les
choses avec les mots, nous l’avons fait avec des images. Ces images étaient
proprioceptives et kinesthésique. Elles concernaient les états du corps, la
fermeté avec laquelle nous avons étés portés et soutenus, les émotions où les
sensations… La capacité a se re-présenter les choses en images est une autre
forme de symbolisation de la réalité. Cette re-présentation peut être consciente
comme lorsque l’on repense à des événements passés ou inconscientes : les images
sont alors organisées en un scénario fantasmatique. La mise en mots, pour soi ou
pour autrui en est encore façon de symboliser la réalité.
Usages de l’image sur Internet
Sur Internet, on peut distinguer plusieurs usages de l’images
Un usage savant : les images servent de point d’appuis pour
transmettre un enseignement ou une information. C’est typiquement l’usage des
tutoriaux, qu’ils soient en image ou en vidéo. Elles peuvent également être des
raccourcis qui permettent de comprendre rapidement ce dont il est question :”
voilà ce qui s’affiche sur mon écran”, “voila ce que vous devez obtenir”.
Un usage émotionnel : l’image est utilisée pour faire passer une
émotion ou la partager. Les souriards donnent à voir l’émotion dans laquelle on
se trouve au moment ou l’on écrit. Ils peuvent aussi être des atténuations de la
portée émotionnelle du texte. Ce qui est recherché, c’est le meilleur accordage
possible avec le lecteur. Les lolcats permettent de rire ou d’être attendris
avec d’autres. Ce qui est recherché, c’est le plus grand partage émotionnel avec
les autres.
Le témoignage : l’image est utilisée pour témoigner de quelque chose.
C’est ainsi que sur Youtube, Geriatric27 est venu raconter son expérience du
blitz londonien. S’il est probable que Youtube a été pour Geriatric27 un lieu où
déposer des choses qui lui étaient précieuses et parfois difficiles, le succès
de ses vidéos montre que ce dépôt a rencontré une audience attentive et
intéressée. On trouve là les deux sens de l’image comme mémoire : lieu de
Post Scriptum.
La montée en puissance du partage de la vidéo en ligne ne signifie cependant
pas pour autant que l’importance du texte soit moindre. D’abord parce que pour y
accéder il faut écrire soi une url dans la barre de navigation soit quelques
mots dans un moteur de recherche. Et même si l’on va jusqu’à imaginer un
système ou les entrées textuelles disparaissent, il restera toujours le texte du
code qui court sous toutes les pages de l’Internet. Ensuite parce que les images
sont étiquettées et commentées. Ces commentaires sont devenus si importants
qu’ils doublent les textes qu’il commentent en une sorte de
“commentosphère” [2]
[1] On retrouve là la grande bataille que notre culture a connu autour des
images. Usenet est iconclaste. Le web est iconophile.
[2] Disqus permet à tous les commentaires d’être indexés par les moteurs de
recherche et a chaque utilisateur d’avoir un seul lieu pour tous ses
commentaires. On a la les deux mouvements primordiaux de l’Internet :
l’éparpillement et le rassemblement
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