Les rumeurs du numérique arrivent jusqu’aux éducateurs, et c’est plutôt une bonne nouvelle. Ils constatent de plus en plus souvent que le réseau ou le téléphone entre en jeu dans leur travail. Comment faire de ces espaces des espaces de travail ? Comment les penser ? Sont ils des occasions de subjectivation, ou au contraire des occasions d’isolement ?

J’étais jeudi 17 décembre au Service d’Accompagnement et d’Insertion Sociale et Professionnelle (SAISP) de Périgueux pour présenter les idées que j’avais sur ces questions et en discuter avec un groupe d’éducateur. Nous avons eu trois heures, ce qui s’est finalement révélé assez court ! Mais rendez-vous est déjà pris pour une prochaine fois.

J’ai mis en ligne le PPT sur lequel je me suis appuyé. J’espère qu’il reste assez lisible après coup, et si des slides restent incompréhensibles, n’hésitez pas a me le dire, ici ou sur slideshare,  pour que je puisse améliorer la présentation

 

Cela fait 21 siècles que le papier nous accompagne. 21 siècles durant lesquels nous avons pu profiter de ses bienfaits. Le papier s’est révélé être un merveilleux support de nos pensées et nos émotions, et une mémoire très efficace. L’invention de l’écriture avait déjà bouleversé les civilisations du croissant fertile : la ville s’invente, de même que le code de la loi et l’agriculture. Elle provoquera des effets similaire lorsqu’elle s’associera au papier pour s’assembler en codex. L’imprimerie permet une diffusion du savoir à une vitesse jusqu’ici ignorée, et il ne semble pas qu’il y ait un endroit du monde trop éloigné pour ne pas être touché par le livre. La duplication facile des savoirs et leur transmission par le livre débouche sur la renaissance : les arts, les savoirs, les techniques, tout explose en même temps.

Pour cela, rappelons il nous aura fallu 21 siècles. 21 siècles à être au contact avec le papier et l’écriture. 21 siècles pendant lesquels le travail de l’écriture et de la lecture nous a lentement composés. 21 siècles durant lesquels le texte et ses supports se sont peu à peu modifiés, donnant a l’humanité autant de miroirs ou se penser

Nous disposons aujourd’hui d’ordinateurs qui ont des capacités de calcul et de stockage qui sont des millions de fois plus importantes que le premier ordinateur. Ce bond a été accompli en quelques décennies. Dans le même temps, nous avons accumulé plus de connaissance que pendant les 10 siècles précédents : il semble que nous soyons entré dans une autre dimension.

La difficulté est que la technique s’est emballée. Nous n’avons plus le temps, individuellement et collectivement, de digérer les dispositifs techniques que nous produisons. Cette accélération est particulièrement visible avec l’Internet : qui a été confronté a la timeline de Twitter aura vu le flot incessant d’information que nous produisons.

Toute technique qui n’est pas suffisamment pensée devient aliénante. Le défi auquel nous sommes tous confrontés est de constituer une culture technique (Ellul). Mais comment la constituer alors que le numérique n’est que changements permanents ? Par certains cotés, nous avons des raisons d’espérer : la culture est produite en même temps que les dispositifs techniques (cf. le jargon file), et elle diffuse peu a peu dans le corps social. C’est ainsi que je comprends le fait que la figure du geek devienne presque banale. Mais, il y a également des raisons d’être inquiets lorsque l’on voit que des entités commerciales comme Facebook ou Google peuvent prendre des décisions qui influent directement sur la vie privée ou la culture sans que les états ne fassent le moindre signe.

C’est cette culture du réseau et du numérique, cette littératie dont les professionnels de la relation ont besoin pour pouvoir travailler aujourd’hui. Pour les adolescents, cela est particulièrement prégnant : avoir un téléphone portable est devenu un signe pubertaire ! C’est à dire qu’un objet est le signe de changements biologiques. Comprendre comment fonctionne cet objet, comment il peut être un objet-mémoire ou un objet-dépôt (Tisseron), comment il peut être utilisé comme un fétiche, un objet transitionnel, ou un objet de relation (M. Thaon) permet de mieux suivre les mouvements de subjectivation de la personne et donc de l’aider du mieux possible. Utilise-t-elle l’objet technique pour s’ouvrir à d’autres ou pour plonger dans des abimes d’inhibition ? Le réseau est il utilisé comme un espace de subjectivation, de rencontre avec l’altérité ou un lieu d’enfermement ? Cela n’est jamais décidé à l’avance, et dépend du type d’investissement que fait la personne.

Nous avons eu des discussions qui montraient bien comment un blogue ou un lecteur MP3 peut être utilisé comme un espace de projection et intégré dans la relation éducative ou psychothérapeutique. Une projection est toujours un appauvrissement : c’est une mise à l’écart de sensations, d’idées, ou de sentiments qui ne peuvent pas être utilisées maintenant telles quelles. Toute la difficulté est alors d’utiliser ces projections pour les réintroduire dans le fonctionnement général de la personne. Dans le cas contraire, au mieux, les mondes numériques servent de moratoires. C’est déjà bien, mais c’est insuffisant.