J’ai été contacté le  8 octobre 2011 par Frédéric Bardeau qui préparait un livre sur Anonymous. Mon “avis” et mes “lumières” était sollicitées et j’ai répondu avec plaisir aux questions qui m’étaient données.

J’ai donné un texte avec comme idée qu’il s’agissait d’une base de travail pour une élaboration plus grande encore (d’ou les quelques coquilles qui doivent trainer). Le livre sort très prochainement, et ma participation s’est réduite à une mention dans les remerciements.

Je ne sais pas trop comment comprendre ces remerciements. L’impression actuelle est assez mitigée. J’attends de voir le livre. Mais d’un autre coté, je me sens d’autant plus libre de partager ici les questions qui m’étaient posées et les réponses que j’ai donné.

Pour l’instant, la référence sur Anonymous reste Gabriella Coleman.

Voilà les questions et les réponses.

Que pensez vous des Anonymous et des autres groupes de hackers (LulzSec, Telecomix…) qui font l’actualité depuis quelques temps ? En quoi sont ils la continuité de ce qu’est le hacktivisme depuis toujours ? En quoi représentent ils quelque chose d’inédit et de nouveau par rapport aux
hacktivistes “d’avant” ?

Il faut clairement distinguer les hackers et Anonymous. D’abord parce que les hackers font partie des pères fondateurs de l’Internet. Historiquement, les hackers procèdent d’un club de modélismes du MIT, le Tech Model Railroad Club. Le club avait des procédures d’affiliation et des modes de fonctionnement que l’on retrouvera ensuite dans les groupes en ligne. Les actions de chaque membre étaient soigneusement répertoriées dans un tableau de bord et chaque membre revevait une clé du local lorsqu’il y avait passé quarante heures. Au sein du TMRC, un groupe nomné Signal and Power Subcommitee s’intéressait moins aux trains qu’aux cables qui couraient sous la table et qu’ils appellent avec une point de religiosité « le système ». Ce sont eux qui ont appelé « hack » la bidouille qui permet de faire quelque chose sans que l’on comprenne exactement ce qui a été fait.

Les mondes numériques vont merveilleusement bien se prêter à ces pratiques. En effet, ils permettent un enregistrement sans faille des activités de tous les usagers ; il sont des lieux ou la passion de l’excellence va pouvoir s’exercer pratiquement sans limite ; le pseudonymat du réseau permet des pratiques plus ou moins secrètes et plus ou moins transgressives.Mais le passage dans le numérique se paiera de la perte de la vie sociale qui faisait l’intérêt du TRMC. Un hacker est toujours seul. Il ne fait pas société.

Anonymous est tout à fait différent. Il s’agit au départ d’une petite communauté organisée autour d’un forum crée par Christopher Poole en 2003 sous le nom de domaine 4chan.org. Les utilisateurs y postent des images et des commentaires . Il n’y a pas de procédure d’identification, ce qui fait que la plupart des messages sous postés sous le nom par défaut, c’est-à-dire Anonymous. Le forum va connaitre un succès sans précédent. Il est un des « big board » avec 18 millions de visiteurs uniques et 730 millions de pages vues par mois. On y parle de tout et de rien. Si le but du hacker est la connaissance par l’exploration de systèmes, celui des membres d’Anonymous est tout simplement de s’amuser. Anonymous va dans les mondes numériques sans but, et sans autre désir que de trouver le LULZ, c’est-à-dire de pouvoir rire de tout et n’importe quoi et surtout de ce qui habituellement ne fait pas rire. Il y a avec Anonymous quelque chose de l’excès, de l’hybris,

Lulzsec et Telecomix sont des avatars récents d’Anonymous. Ils utilisent la même ingénierie sociale à des fins différentes. Ils ne visent plus le Lulz mais l’action politique. Par rapport à cela, il faut rappeler que ce n’est pas la première fois que l’Internet a été mêlé a l’action politique. Les chatrooms ont été mis à contribution lors de la première guerre du golfe, et Usenet a nourri la Russie en nouvelles lors du coup d’état en 1991. Aujourd’hui, ce sont les réseaux sociaux qui sont mis à contribution. Leur structure décentralisée favorise Anonymous dont le fonctionnement est axé sur la libre participation et la force des liens faibles.

LulzSec et Telecomix ont repris une partie de l’idéologie hacker (« l’information doit être libre ») en la greffant sur la sociabilité de Anonymous. C’est là véritablement un tour de force, car ils donnent aux uns et aux autres ce qui leur manquait. Les hackers trouvent une vie sociale. Ils ne sont plus condamnés à la solitude. Anonymous trouve une respectabilité. Ils ne sont plus des adolescents libidineux et amoraux.

Comment comprenez-vous la structure, l’organisation des Anonymous ?Ont-ils pour vous des objectifs précis ? Comment pensez vous que les opérations Anonymous se décident ? Les Anonymous ont ils des chefs ? Comment prennent ils leurs décisions ?

Anomymous est une foule parfaite. Une foule est un ensemble de personnes qui acceptent de renoncer à leur individualité au profit d’une identité collective. Dans une foule, les différences sont limitées au maximun. Ce qui importe, c’est l’identité de groupe. Cet esprit de corps se forme à chaque fois que des individus sont confrontés à une situation de crise ou de danger grave. Une fois que la foule est créée, la réalité peine à être reconnue et la foule se comporte comme si elle vivait un rêve .

En échange de l’abandon de leur identité personnelle, la foule donne a chacun des membre des avantages important. Les inhibitions qui règlent la vie sociale sont considérablement réduites. Chacun peut se laisser aller a ses pulsions : la violence, la sexualité, l’emprise peuvent s’exprimer pratiquement librement. Mais l’ensemble reste très instable. La foule est suggestible, versatile, sujette à la contagion des émotions, des idées, et à la force des slogans. Ce qui est admiré peut être brûlé dans la seconde. Enfin La situation donne a chacun de ses membres un sentiment d’omnipotence qui a une force quasiment hyponique

On retrouve ce fonctionnement avec Anonymous. Chaque individu perd son identité personnelle au profit de l’identité collective Anonymous. La régression privilégie l’utilisation de l’image plutôt que celui des mots. La perte de l’inhibition permet les grandes passions amoureuses comme les grandes haines, les grandes générosités et les pire bassesses. C’est ainsi que Boxxy a été tour à tour reine et ennemie déclarée de /b/

Anonymous peut faire preuve de la plus grande bassesse comme de la plus grande générosité. La foule Anonymous est toute entière absorbée par l’objet qu’elle s’est donnée. Les objectifs peuvent varier d’un moment à l’autre. Aujourd’hui on harcèle une adolescente (Anonymous vs Jessie Slaughter) demain, on attaque des noms de domaines pour soutenir Wikileaks. (Operation Payback)

« Anonymous n’est pas une organisation. Anonymous n’a pas de leaders, ni de voix commune. Anonymous n’a pas de plan d’action fixe » est le crédo d’Anonymous. C’est à la fois vrai et faux. C’est vrai parce que la culture paranoïaque d’Anonymous permet mal l’émergence de leader. Le collectif veille scrupuleusement à ce que qu’aucun leader n’émerge du groupe. C’est ainsi qu’Anonymous a longtemps eu du mal à se reconnaitre un fondateur, tant la pression à l’uniformatisation était grande. Mais c’est aussi faux : Anonymous est bien une organisation, elle a bien des leaders, et des plans d’action. Par exemple, au plus fort de l’épisode Anonymous vs Boxxy, toute personne qui citait le nom de Boxxy était bannie du forum. Il y a bien là un pouvoir qui s’exerce sur des membres qui n’en ont pas. Il y a bien une organisation, puisque des individus sont organisés sur la base de ce qu’ils sont en commun (le nom) et l’évitement de toutes leurs différences. Il y a bien des leaders, puisqu’il y a un fondateur, même si par la suite on lui refuse tout pouvoir. Il y a bien une organisation puisque Anonymous garde la même forme depuis des années, et peut même se donner d’autres buts comme on l’a vu avec LulzSec par exemple. I

Les opérations d’Anonymous se décident par consensus. L’idée est lancée dans /b/ et discutée au cours de sessions de chat. Si un consensus se dégage, alors l’opération va pouvoir être lancée. En un sens, Anonymous a raison : rien n’est décidé par avance. Les anon procèdent un peu comme les fourmis ou les vols d’étourneaux. Si beaucoup d’individus vont dans une direction, l’ensemble suit.

Que pensez vous que cette forme d’hacktivisme va générer dans la durée ? Le phénomène Anonymous peut il évoluer vers une forme “Telecomix” et se rapprocher des ONG et d’une expression de la société civile, ou plutôt vers le Parti Pirate et un mode d’action plus politique ?

C’est toute la question d’Anonymous. Est-ce que il y a là les graines d’un nouveau type de contestation ? Anonymous est dans son origine une force brute. Il ne veut connaitre que son désir. Il est par delà le bien et le mal. Il y a quelque chose de Nietzschéen dans ce mouvement. En ce sens, le but d’Anonymous est juste de déployer sa force, il est volonté de puissance. Anonymous c’est un vivre qui ne se préoccupe ni d’idéologie, ni de morale. En ce sens je ne pense pas que Anonymous puisse aller vers l’hacktivisme qui une idéologie. Mais je pense que l’hacktivisme peut se nourrir d’Anonymous. Les hackers peuvent se regrouper sur le modèle d’Anonymous et faire société plutôt que de rester dans leurs isolements.

Que pensez-vous de la manière dont les Anonymous parlent d’eux-mêmes et de leur actions ? De leur rapport au public ?  De leur rapport aux médias?

Le discours d’Anonymous est fondé sur deux expertises : la manipulation des images et la manipulation des mots. La manipulation des images est évidente si l’on pense que 4chan est la forge des mèmes qui font le plaisir des internautes. De pedobear au rickrolling en passant par O’Rlly, la grande majorité des mèmes a été fabriquée par Anonymous. L’expertise se donne a voir aussi lors de l’organisation des raids. Par exemple, pendant le raid contre la scientologie, des images de propagande de la seconde guerre mondiale ont été détournées. Elle associait la scientologie aux nazi et transformait anon en glorieux soldat faisant son devoir. Le travail sur les images est similaire au travail du rêve et les images sont utilisées comme des éléments de discours pour amener l’adhésion.

L’image a pour Anonymous de grands avantages. C’est d’abord un raccourci. Elle fait métaphore et elle remplace donc les longues argumentations. C’est ensuite un ciment social qui met en lien toutes les personnes qui ont été en contact avec elle. Enfin, parce que l’image a une puissance d’accomplissement de désir et d’action, elle est un porte-fantasme des plus efficace. Les images fabriquées par Anonymous permettent d’articuler les fantasmes individuels aux fantasmes collectifs portés par l’ensemble. Ces fantasmes sont principalement des fantasmes de toute puissance et de vengeance : Anonymous ne pardonne pas. Anonymous n’oublie pas. Anonymous arrive.

L’autre expertise d’Anonymous concerne les mots. Il faut prendre le terme manipulation dans son sens le plus concret. Chaque discours est construit par copier coller de fragments. C’est donc d’abord un discours autoréférencé. Lorsque Anonymous s’adresse à quelqu’un, il s’adresse en fait à lui-même. Le discours produit un est hyperbolique et répétitif. C’est un discours qui appelle à l’adhésion affective C’est aussi un discours hyperbolique. Anonymous ne connait que l’excès et l’. Enfin, c’est un discours violent et parfois haineux : Anonymous désigne des cibles et appelle à sa destruction totale.

La première chose qui frappe lorsque l’on écoute Anonymous, c’est le fantasme de toute puissance : « Anonymous n’oublie pas. Anoymous ne pardonne pas. Anonymous arrive ». Bref, Anonymous a tout du vengeur. Et comme tout vengeur, il a besoin de se trouver des ennemis. Un jour, c’est la scientologie, le lendemain c’est Jessie Slaughter, le surlendemain c’est Paypal… la cible importe finalement peu. Anonymous a juste besoin d’un autre à haïr.

Les manifestations contre la Scientologie, les actions contre BART à San Francisco, les Indignés d’Espagne et Occupy Wall Street tentent de connecter les actions virtuelles électroniques et les manifestations physiques / IRL : qu’en pensez vous ?

Anonymous Vs Scientology a véritablement marqué un tournant puisque Anonymous a débordé dans l’espace géographique. Mais cela est à mon sens au moins autant du à Facebook qu’à Anonymous. Je veux dire par là que Facebook a pratiquement tué l’ancien cyberespace, celui dans lequel chacun avançait masqué sous un pseudonyme. Depuis Facebook et Foursquare, le cyberpespace a cessé d’être une destination lointaine pour se s’hybrider avec l’espace géographique. Anonymous est à revers de cette évolution. Alors que tout le monde s’identifie, on s’anonymise sur 4chan. Alors que l’on vante la transparence, Anoymous apporte la force du masque. Anonymous perpétue le cyberespace de carnaval de carnaval. Tout y est possible, surtout si les valeurs sont mises cul par-dessus tête. Cependant, je crois qu’il faut différencier les Indignés et Anonymous. Les indignés partent de l’espace géographique, et il utilisent le cyberespace pour cartographier leurs actions. Le cyberespace est investi comme espace stratégique et tactique.

Avez vous quelque chose à ajouter concernant le phénomène Anonymous ?

Anonymous envoie un message clair. Les citoyens sont avides de relation. De cette force, il est possible de faire du lien social et politique. C’est du moins la tentative d’un groupe comme Telecomix ou des Insurgés de Madrid. Mais il est tout à fait possible que cette force s’organise autrement. Noua avons encore dans les mémoires les foules de Nuremberg. Il est possible que Anonymous s’organise sur ce modèle et se donne au premier führer venu.