« Le cyberespace est un espace autre » dit Margareth Wertheim. Il est d’abord un espace à nulle autre pareille. Contrairement aux dispositifs de collecte et de diffusion de l’information qui l’ont précédé, l’information n’y est pas matérielle. La séculaire bibliothèque d’Alexandrie, le monastère, l’université, la république des lettres et le laboratoire ont tous eu recours au papier. Le cyberespace est fait d’une toute autre matière. Il est fait de bits et de bytes. Les objets que l’on y trouve sont immatériels, Ils ne peuvent être saisis que par l’esprit.
Il est frappant de voir que Margareth Wertheim utilise exactement les même termes que Michel Foucault lorsqu’il décrit des espaces particuliers qu’il nomme « hétérotopiques ». Ces espaces, nous dit Foucault, sont “des espaces autres”, ils sont “des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables “
Le cyberespace comme espace complexe et multiple
C’est sous cette forme idéale et spirituelle que le décrit Gibson : « Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne les concepts mathématiques… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain… » Le cyberespace est caractérisé par la complexité et la multitude élevé à un degré qui dépasse largement l’entendement humain. Sa grâce est qu’il donne à voir cette complexité. Il la dispose d’une façon parfaite et par là même il permet de la penser.
Le cyberespace est ensuite un espace dans lequel la localisation ne se pense pas comme dans l’espace géographique. Il est un espace dans lequel il est possible d’être ici et là-bas en même temps. Ici, l’espace du corps, et là-bas, l’espace ou l’on est en pensée avec d’autres, choses ou humains. Etre quelque part, dans le cyberespace, c’est être associé à une adresse : on est sur youtube.com ou dans World of Warcraft. L’adresse est l’indication nécessaire et suffisante pour se retrouver en ligne, tandis qu’hors ligne, les lieux sont référés à d’autres lieux : tel endroit est à coté de tel autre, par exemple.
Le cyberespace comme espace transcendant
Pour Margareth Wertheim, le cyberespace nous permet de retrouver les dualités qui ont organisé la pensée au moyen-âge. Comme au XIIe siècle, nous vivons à nouveau dans un espace matériel et un espace immatériel. Le premier est l’espace physique, dont les qualités peuvent être décrites et mesurées. Le second est un espace immatériel ; il échappe aux lois de la nature, et il est en dehors de l’espace matériel.
Le cyberespace est souvent représenté comme un mode idéal. Quiconque entre dans le cyberespace est libéré des pesanteurs de chair. Le cybernaute peut admirer le parfait assemblement des espaces, des objets et des personnes. Son imagination était frappée par leur beauté, leur radiance, la facilité avec laquelle il est possible de créer et se déplacer. La rencontre avec cet univers tissé par les ordinateurs et les modems, et les objets qu’il contient frappe l’esprit d’émerveillement.
Dans la description qu’il fait du cyberespace, Mark Benedick emploie volontairement une langue poétique pour rendre compte de ce « nouvel univers » dans lequel les connaissances et les plaisir « fleurissent dans une grande nuit électronique en des formes jamais vues sur Terre ». Finalement, le cyberespace est une nouvelle Jérusalem céleste : c’est un espace géométrique, propre, transcendant, radiant (Benedick, M.1995; Casilli, A. A., 2010 )
Le cyberespace comme laboratoire des identités.
Le cyberespace est un « « res cogitans » électronique », c’est-à-dire « un laboratoire pour explorer les constructions et reconstructions qui caractérisent le self post-moderne » Sherry Turkle a beaucoup mis l’accent sur le fait que les MUDs étaient des laboratoires dans lesquels s’organisaient toute une vie sociale.
Pour Margareth Wertheim, le cyberespace est de ce point de vue comparable aux espaces dessinés par les séries télévisées, les jeux de rôle, ou les fantaisies individuelles. Regarder Ma sorcière bien aimée, jouer à être la tsarine dans un MUD ou se promener dans la ville comme un zèbre, c’est-à-dire avec pour seule vêture des peintures noires et blanche, ou, c’est toujours se situer dans un espace autre.
Des utopies prenaient forme en ligne autour d’imaginaires et de dispositifs techniques. Ces utopies ont d’abord concernés les individus qui pouvaient « être » très exactement ce qu’ils désiraient être. Elles ont ensuite concerné les groupes considérés comme plus intelligents et plus puissants par la force de leur inorganisation
Le cyberespace comme corps utopique
Le cyberespace serait de ce point de vue un espace donnant à chacun la possibilité d’exprimer différents aspects de soi, c’est un espace permettant de « diviser le self dans une multiplicité radicale ». Il est le remède au fait d’avoir un corps, cette « topie impitoyable » (Foucault). Pour le philosophe, trois utopies effacent le corps : « le pays des fées, des lutins, des magiciens », « le pays des morts » et « le grand mythe de l’âme ». Il est remarquable que le cyberespace les contient toutes. En ligne, les créatures de l’héroic-fantasy sont banales, et les wizard réalisent quotidiennement des miracles. Les comptes des sites de réseaux sociaux gardent dans une vie numérique éternelle les images des morts ; certains sites sont de véritables nécropoles numériques. Enfin, le cyberespace est un espace qui se parcourt en pensée. Il rend accessible tout ce qui est connecté. Il est la « fontaine de jouvence » dans laquelle nos doubles numériques vivent un présent éternel (Stenger)
Il est l’espace ou l’on peut rêver d’un autre espace pour soi, non pas « ce lieu sans recours auquel je suis condamné » ce corps de viande mais un espace qui est celui du rêve. Etre autre, et l’être radicalement, avec un autre corps, un autre sexe, et même plusieurs sexes, cela est possible dans le cyberespace. Finalement, le cyberespace est un cyberespace est un espace utopique effaçant l’affront fait au Je d’avoir un corps. Il est un corps utopique se substituant au corps réel.
Le cyberespace comme espace psychologique
Les positions de Margareth Wertheim datent de 1999. Elles ignorent tout des bouleversements qui ont profondément changé les paysages numériques. Pourtant, elle apporte une idée qui reste précieuse aujourd’hui : « la valeur du cyberspace n’est pas qu’il nous permet d’être des self multiples (un concept qui semble pathologiques), mais plutôt qu’il encourage une vision plus fluide et plus expansive du self ».
Ce qui importe, c’est moins le fait que le cyberespace soit un espace dans lequel les différents aspects du self peuvent être diffractés comme dans un miroir brisé. Ce qui importe, c’est que le cyberespace est un espace psychologique dans lequel des diffractions peuvent être mises en jeu, mais également des concentrations. Le cybererespace ne fait pas que nous entourer. Il nous contient, ou plus exactement il contient des aspects de nos selfs, mais aussi des opérations psychiques que nous faisons au jour le jour. Il rend possible le souvenir, mais aussi l’oubli. Il permet d’être « autre », mais aussi soi-même. Il permet l’oubli comme la mémoire. Nous avons avec le cyberespace le même rapport que nous avons avec l’environnement non-humain. Nous pouvons l’utiliser à des fins de croissance psychique. Dans ce cas, il est un espace dans lequel il est possible d’expérimenter les aspects destructifs du Self ou ses capacités aimer en toute sécurité. Les réponses venues du cyberespace peuvent aider à se percevoir tel que l’on est réellement. Si le cyberespace peut contribuer a l’accomplissement de soi, il peut aussi être utilisé dans des fonctionnements plus problématiques. Le cyberspace n’est plus alors un espace de créativité et de plaisir, mais un espace de persécution et d’angoisse (Civin, 2000). il est un espace dans lequel il devient possible de percevoir et traiter comme non-humain des humain, ou comme humains des éléments non-humain ou encore d’expérimenter la terreur d’être humain.
La référence à la dualité médiévale (espace matériel/espace immatériel) à propos du cyberespace me frappe, d’autant que je n’y avais jamais pensé auparavant… ;-) Ça me remet dans la trace de Foucault qui analysait (je ne sais plus où: “Les mots et les choses” ou “L’archéologie du savoir?”) les relations qui existent, dans un “esprit médiéval”, “pré-rationnel”, entre ces deux espaces. Un tissu de liens relient en effet l’espace matériel et l’espace immatériel, et c’est la mise en évidence de ces liens qui “explique” le monde et lui donne un sens.
C’est l’exemple célèbre de l’arnica, appliqué à la “pensée analogique”: cette plante médicinale est efficace contre les brûlures. Dieu a “donc” placé des signes dans le monde pour que l’homme puisse reconnaitre cette capacité et l’utiliser: il a fait ressembler cette plante au soleil. CQFD.
L’efficacité de la plante et son apparence relèvent toutes deux de l’espace matériel, mais le lien qui les lie passe quant à lui par l’espace immatériel des signes, tissés par Dieu et accessibles à l’homme, grâce à un symbole intelligible, interprétable, voire décryptable.
Il y a des fils à tirer dans ce sens, me semble-t-il… ;-) Le cyberespace n’est pas un tant un “espace en soi”, qu’un “tissu de liens symboliques” qui relie “par la bande” des lieux de l’espace matériel qui ne semblaient pourtant pas reliés. Il faut “passer par” le cyberespace, trouver un chemin “par” le cyberespace pour mettre à jour cette relation.
Et ce passage par le cyberespace, la mise en évidence de ces liens symboliques, nous dit quelque chose de l’espace matériel, elle l’explique ou le révèle. Avec cette petite nouveauté contemporaine que l’espace immatériel médiéval ne relève pas du réel, mais de l’irréel, du surnaturel, du magique et du divin. Alors que notre espace immatériel cyberspatial est, quant à lui, tout à fait réel.
A relier avec la réflexion de Deleuze sur réel et virtuel: l’opposition réel/virtuel est mal formée. Il convient plutôt d’opposer le virtuel à l’actuel, et le réel au possible…
Très bel article à la limite de la sémiologie qui sied tant à Foucault mais aussi à Umberto Eco. L’analyse est profonde et permet le recul nécessaire pour mieux appréhender cet écosystème fascinant et, paradoxalement, inconnu. Merci !
merci la suite…