Je n’ai pas lu Guerre et paix, et je ne considère pas A la recherche du temps perdu comme un chef d’ oeuvre. Stan Lee me procure davantage d’émotions esthétiques que Raphael et je considère que certains épisodes des Simpsons ou de South Park comme cultissimes. Je connais aussi bien la biographie de Naruto Uzumaki que celle de Sigmund Freud. Je passe plus de six heures par jour devant un écran bien sans cela ne soit directement lié à mon métier. Ai-je dis que je jouais aussi à des jeux vidéo ?

Ce rapide portrait devrait faire de moi quelqu’un dont l’intelligence est en péril. En effet, depuis le billet de Nicholas Carr, Is Google Making us Stupid ? (trad. fr. internetactu) toute une série d’alarmes ont retenti. L’internet nous rendrait idiot, ou, plus prudemment, changerait nos façons de lire en profondeur. Bien que nul ne puisse prévoir quelles seront les conséquences collectives et individuelles de ces changements, les Cassandre se pressent déjà à nous annoncer la fin de la culture. A force de lire les choses sur nos écrans, nous ne serions plus capable de saisir un texte en profondeur . Nous glisserions ainsi d’un billet à l’autre sans jamais rien en retenir. On peut aussi lire que les jeunes d’aujourd’hui seraient la génération la plus stupide – et la plus narcissique que nous ayons jamais connus (The dumbiest generation, Marc Bauerlein)

Cela me semble être surtout un gigantesque ostracisme envers les plus jeunes. Il faut bien dire que ma profession a contribué à le préparer : déclin de la figure paternelle, problèmes de séparation avec la mère, recherche du plaisir immédiat, quête de l’ infinitude, rejet des limites, irruption de nouvelles psychopathologies qualifiées de limites, prévalence du fonctionnement narcissique… ont été largement décrits par les psychologues. Ces changements sont attestés dans la clinique, mais ne cela signifie pas qu’il s’agisse d’un fonctionnement général de la société.

 

Techniques de lecture

Chacun peut constater que nous ne lisons pas de la même façon un texte sur un écran et un livre. Sur un écran, nous lisons d’abord les titres, nous cherchons les articulations signifiantes (images, liens) et nous abandonnons la lecture d’un paragraphe pour sauter au suivant si l’information que nous cherchons ne s’y trouvent pas. Les plus rapides, ou les plus pressés, feront usage de la fonction de recherche (CTRL+F) et considéreront de facto tout le reste comme du bruit. Beaucoup utilisent la technique de l’écureuil en sauvegardant les pages dans un espace privé ou partagé pour une lecture ultérieure. La façon de lire le papier en est elle même affecté. Je tiens mes heures de surf en ligne pour responsable du fait que je ne lis plus un livre de la préface à la postface comme on me l’avait enseigné à l’éole. Je suis également plus libre des impératifs surmoiques : “il faut finir un livre que l’on a commencé”. Je lis en passant par l’index s’il y en a un, ou en commençant par les chapitres qui m’intéressent. Cela ne me gène pas de parcourir un livre dans tous les sens et cela ne gène pas la compréhension que je peux avoir du texte. En un mot, j’ai du livre une lecture hypertextuelle.

Au delà de mon expérience, on peut citer le cas du Japon dont l’écriture s’est horizontalisée pour permettre la lecture des romans sur portable. Et si l’on pioche dans l’histoire, on pourra constater que la lecture silencieuse et solitaire qui est portée au pinacle par certains est récente. C’est ainsi que Saint Augustin, dont on connaît le poids sur la culture occidentale, pouvait s’étonner des habitudes de lecture de l’évéque de Milan

Quand il lisait, ses yeux couraient les pages dont son esprit perçait le sens; sa voix et sa langue se reposaient. Souvent en franchissant le seuil de sa porte, dont l’accès n’était jamais défendu, où l’on entrait sans être annoncé, je le trouvais lisant tout bas et jamais autrement. Saint Augustin, Confession, VI. 3

Si l’évéque de Milan étonne tant Saint Augustin, c’est parce que la lecture silencieux a élé considérée avec suspicion pendant longtemps. La lecture a voix haute permettait de suivre le travail de la lecture. La voix accompagnait le lent et difficile travail du déchiffrement, elle favorisait la mémorisation, elle facilitait l’ appropriation du texte.  Elle était un dialogue. Elle permettait de sortir l’écrit de l’anathème dans lequel Socrate l’avait plongé ((« Ce qu’il y a de terrible, Phèdre, c’est la ressemblance qu’entretient l’écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu’ engendrent la peinture se tiennent debout comme s’ils étaient vivants ; mais qu’on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence. Et il en va de même pour les discours. On pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais si on les interroge parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent, c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose : quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que, par ailleurs, s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre ni de se tirer d’affaire tout seul)) Lire à voix haute, c’est renouer le dialogue avec les êtres de papier tandis que la lecture silencieuse, c’est rester enfermé avec soi même. Elle ne permet plus la transmission et le contrôle du groupe.

La lecture silencieuse se dévelloppe a partir du XVIIIe siècle et devient peu à peu un signe de maîtrise de la lecture et d’érudition. Son développement se fait parallèlement au développement de la ponctuation et du support de l’écriture. C’est que les techniques de lecture sont liées au support de l’écriture. Il n’est pas possible de lire de la même façon le même texte écrit sur un téléphone portable et sur un livre exactement de la même façon que la lecture sur le volumen n’est pas identique à celle qui se fait sur le codex.

C’est aussi le moment ou Rousseau écrit ses Confessions :

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Jean Jacques Rousseau, Confessions.

Ce n’est certes pas la première fois qu’un homme se raconte par écrit, mais Rousseau le fait Intus et in cute (intérieurement et sous la peau). Son projet est celui d’un dévoilement, il écrit à coeur ouvert.

 

Ceci fait vivre cela

L’utilisation des écrans n’a pas relégué la lecture au rang des accessoires. Selon un sondage IFOP de 2009 plus d’une mère sur deux lit une histoire par jour à son enfant ce qui montre bien que la lecture reste bien investie et que les parents ont à coeur d’en transmettre l’expérience à leurs enfants. Un autre sondage TNS-Sofres montre que le nombre de lecteurs est stable depuis 1981.

 

 

Sondage TNS-Sofres 22 février- 2 Mars 2009

 

Si le nombre de livres lus  baisse, c’est surtout du fait de l’érosion des grands lecteurs. Les petits lecteurs, c’est à dire ceux qui lisent entre un et cinq livres par an est quant à lui en hausse. Fait intéressant, l’utilisation de l’internet n’a pas d’effet défavorable sur la lecture. Contrairement à nos Cassandre qui annonçaient que “ceci tuera cela”, ceci fait vivre cela

..les internautes lisent davantage que les autres : 13 % des Français qui surfent sur le web tous les jours ou presque sont de « grands lecteurs » (contre 9 % en moyenne) alors que seulement 20 % d’entre eux sont non lecteurs (contre 31 % en moyenne). A l’inverse, parmi ceux qui n’utilisent pas l’outil Internet, 43 % sont non lecteurs. Sondage TNS Sofres 22 Février 2 Mars 2009

Bien sûr, ces résultats sont pondérés par le fait que les grands utilisateurs de l’Internet sont aussi ceux qui appartiennent au catégories sociales dans lesquelles se recrutent traditionnellement les grands lecteurs. L’écart doit beaucoup à la différence de classe. Le sondage montre également que le goût pour la lecture est fortement corrélé à la classe sociale : les ouvriers ont tendance à lire moins que les cadres. Cela, hélas, Internet ne l’aura pas changé.

 

Sources : Le sondage TNS-Sofres  (Résumé): Les français et la lecture. ou Sondage TNS Sofres du 22 Février 2 Mars 2009