240 K signes est le nombre magique. C’est le chiffre à partir duquel il est possible d’envisager une publication papier. C’est la limite à partir de laquelle il devient possible de donner naissance à cette chose qui ressemble a un livre.

J’ai sur mon disque dur un fichier qui a atteint cette limite. Il reste encore un peu de travail pour que le manuscrit soit (presque) parfait. Les lecteurs de ce blogue savent a quel point j’affectionne les typos. C’est donc le premier travail à faire. Le second est de mettre en place quelques transitions entre les chapitres. Le dernier sera d’accepter de m’en séparer pour le donner à un éditeur.

De quoi parle 240K ? De l’Internet. D’abord de la façon “des récits marchent devant les pratiques sociales pour leur ouvrir un champ » comme le disait si joliment Michel de Certeau. Car, si le réseau est une nouveauté, il ne sort pas tout armé du cœur du XXième siècle. Nous sommes le réseau. Nous le somme profondément, intimement, jusque dans nos chairs. Veines, neurones, arborescences pulmonaires, notre corps héberge de nombreuses figures de réseaux dont les présciences apparaissent dans les dessins d’aborigènes.

Si des récits marchent devant des pratiques sociales, des pratiques sociales peuvent précéder les techniques. Il y a eu des réseaux avant le réseau. On en trouve assez facilement traces dans l’histoire qui se montre ici assez généreuse. L’histoire montre une lente mais irrésistible appropriation des réseaux de communication par des individus. partout, la puissance publique a reculé et partout la puissance des masses a augmenté. Il n’est guère aujourd’hui que quelques pays comme la Chine ou la Corée du nord qui tentent de garder une maitrise centralisée du réseau des réseaux. Un autre mouvement est perceptible et tout aussi irrésistible : celui de la dématérialisation des données et de la mise à plat de toute hiérarchisation.

Comme d’habitude, l’art a pris des traces de ce futur antérieur. Dès le 19ième siècle, la littérature bruisse de descriptions de réseaux de communication qui préfigurent les usages d’aujourd’hui. C’est sans doute le mystère de l’art que de mettre en force des choses qui n’existent pas en tant que telles dans la société mais qui sont tout de même dans l’air du temps.S’il y a un esprit des lieux, il y a aussi sans doute un esprit des temps, et c’est le travail des artistes que de le capter pour le mettre à la disposition du plus grand nombre.

Mais Internet est aussi quelque chose de radicalement nouveau. C’est une merveille. Lorsque l’on reprend l’histoire du réseau, il est assez évident qu’autour des années 1950 le réseau ne pouvait pas ne pas être créé. La technique était disponible. La théorie était écrite. L’argent était disponible. La volonté politique présente. Le miracle tient à la forme qu’a pris le réseau. Si techniquement mettre en lien des ordinateurs était devenu une évidence, ce qui était absolument pas prévisible c’est que des hommes projetteraient leur sociabilité dans ce monde de machines. Rien ne nous est en effet plus étranger que la logique d’un ordinateur. Un ordinateur calcule. Nous pensons. Il nous arrive de calculer, mais nous entrons alors dans une logique paranoïaque. Nous n’étions pas bienvenus dans le canevas formé par les machines, et nous avons réussi à nous y installer. Voilà le miracle. Faire de ce lieu, le plus éloigné qui soit de notre mode d’être, un espace social. Parfois, le réseau nous rappelle sa nature et le fait que nous ne sommes que des hôtes temporaires : il se fait malicieux ou mémoire persécutrice. Parfois, il se fait pervers et met en contact des parties qui ne devraient pas l’être. Mais qu’importe. Nous avons fait de ces mondes en ligne des lieux vibrants d’humanité et il ne nous est plus possible de reculer.

Quelle est cette forme miraculeuse que le réseau à pu prendre ? La culture de la participation. Les premières ligne de code du réseau n’avait pas été écrites que déjà les RFC étaient nées. Elles ont été à l’origine d’un processus de bootstrapping d’ou à émergée à la fois le dispositif technique du réseau mais aussi des usages et les fameux récits dont parle Michel de Certeau. En mettant à plat les hiérarchies verticales, l’Internet a créé un sacré bazar d’ou à émergé des cathédrales. Tout, des protocoles de communication aux navigateurs en passant par les modes d’emploi, les grands récits qui scandent et ordonnent la vie en ligne jusqu’aux contenus fait l’objet d’un partage. Conséquence directe : des siècles de droits de la propriété sont tombés en quelques années. Certes, tout n’a pas été détruit, mais les coups de boutoir ont été suffisants pour que des réaménagements soient nécessaires. Ce qui est en train de se mettre en place, c’est une nouvelle économie de la connaissance. Comment pourrait-on encore apprendre de la même façon alors que les connaissances sont sur le réseau ?

Avec le réseau, chacun constate cette évidence : nous sommes multiples, et nous avons à faire avec. Internet est une des façons d’arranger les multitudes, qu’il s’agisse de celles de contenus ou de celles des hommes. Comment fait ont pour être et être ensemble sur le réseau ? Avec de l’imaginaire, avec des mythes, avec des émotions et des mots. Avec, finalement, les même processus que dans le monde de la réalité physique. Mais l’Internet donne à la groupalité des saveurs spécifiques du fait de ses particularités : il est à la fois mémoire et oubli, il est un espace public sans l’être vraiment. Ses codes informatiques bornent plus surement qu’aucune police ce qu’il est possible de faire. 

Le matériel sur lequel je m’appuie préférentiellement date un peu. Mais si j’explore des mondes un peu surannés comme Usenet, ce n’est pas seulement parce que je suis sensible à leur charmes. C’est d’une part parce que leur archaïsme laisse se dessiner clairement les dynamiques que je cherche à comprendre. C’est ensuite parce qu’ils ont été des lieux vibrants de la culture numérique et ils sont aux mondes en ligne ce que la Rome antique est à l’Europe. C’est enfin parce leur destin est en soi riche d’enseignement : si quelque chose comme Usenet est devenu une zone de stockage de fichiers, que deviendra Facebook ?