Les objets ne sont pas simplement des objets. Ce sont des caves et des greniers qui abritent nos émotions et nos pensées *.

Une gêne au moment de partir… Il me manque quelque chose ! Ce n’est pas que ce soit quelque chose d’essentiel, mais j’hésite à partir. Alors je rebrousse chemin, j’ouvre la porte, je cherche ce qui me manque tant et mets la main dessus avec un soupir de soulagement : un téléphone portable, un lecteur mp3 ou un ordinateur portable… Pour beaucoup d’entre nous, ces objets sont devenus comme des vêtements. Ils ont a la fois une fonction sociale – ils disent notre statut et nos goûts à d’autres – et une fonction intime : ils contiennent nos conversations des plus professionnelles aux plus intimes ; ils ont le pouvoir de réveiller des souvenirs et ils ont aussi le pouvoir de les conserver

Au sein du groupe Initiative on technology du MIT, Sherry Turkle a mené une réflexion sur ce qu’elle a appelé les "evocative objets", c’est à dire des objets qui nous amènent à nous penser différemment des catégories telles que le corps, le désir, l’autre. Pour le dire autrement, ces « objets évocateurs » sont des objets au contact duquel nous nous devenons autres. 

Dans les années 1980, Sherry Turkle considérait que l’ordinateur était comme un « second self » Hors ligne, la machine offre l’extraordinaire possibilité de choisir d’être seul sans éprouver de la solitude. Il est possible de lui confier ses objets, sa vie, soi-même. Connecté sur le réseau, elle devient une porte ouverte à de nombreuses relations. Chacun pourrait ainsi explorer différents aspects de son self en jouant avec ses identités en ligne. Il ne s’agit pas simplement pour Sherry Turkle de jeux de rôle, mais de la présence au sein du self de chacun de différents mondes et jouant différents rôles en même temps.

Nous vivons de plus en plus en permanence avec des objets qui jouent le rôle de « second self ». L’ordinateur, en abandonnant quelques temps son lien avec la prise murale n’est pas seulement devenu plus transportable. Il est aussi devenu plus intime : il nous accompagne dans toutes les pièces de la maison, et même jusque dans la chambre à coucher. D’autres objets sont devenus transportables et d’autres l’ont été d’emblée. Ce sont les téléphones et autres lecteurs MP3. De fait, tout objet embarquant du numérique est un objet évocateur

Un objet numérique est un objet évocateur d’abord parce que nous pouvons le porter comme un vêtement. Certains soignent d’ailleurs leur apparence et se présentent comme des bijoux. Ils en ont les mêmes fonctions : ils nous protègent, ils affichent notre identité, et ils sont en relation avec notre intimité psychique. Ce sont des supports de notre narcissisme, de nos investissements agressifs et érotiques. Ainsi, un blue-jean sera perçu comme étant le signe d’appartenance à un groupe social et dans le même temps il sera relié par son porteur à des souvenirs et des émotions. De la même façon, un lecteur MP4 nous relie à un groupe social et à notre espace interne. Le matériel qu’il contient est en relation directe avec notre vie psychique.

N’importe quel objet numérique peut contenir des traces de souvenir et d’émotions qui seront réactivées à chaque fois qu’on les parcourra. Dans des cas très particuliers, comme lorsque la personne est décédée, ces objets peuvent même devenir des mausolées. Les traces qu’elle contient d’elle seront conservées aussi longtemps que nécessaire au travail de deuil. De ce point de vue, les objets numériques ne sont pas seulement des diffuseurs de sons et d’images : ce sont des caves et des greniers ou enterrer ou bien simplement mettre de coté des souvenirs dont la présence immédiate est trop difficile. Il ne s’agit pas à chaque fois de choses aussi tragiques qu’un deuil : parcourir son répertoire téléphonique permet de penser et repenser à ceux que l’on aime, et le refermer est une façon de se préparer à penser à autre chose

Enfin, les objets numériques ont des propriétés intéressantes pour le travail psychique. La facilité avec laquelle ils sont transformables en fait des supports de d’un travail psychique relativement libre de la culpabilité – ce qui est fait peut être défait et vice versa – tandis que la facilité avec laquelle ils sont transférables en fait une nouvelle fois des supports de liens narcissiques, agressifs ou érotiques

* Sur ces questions, l’apport de Serge Tisseron est fondemental. Voir : « Comment l’esprit vient aux objets » Aubier 1999