Frédéric Tordo examine dans Désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo  les liens qui se forment entre le joueur de jeu vidéo et son avatar d’une part et les autres joueurs d’autre part. Il montre que l’expérience en jeu est riche en occasions de subjectivation.

Le texte prend son départ de la distinction établie par  Serge Tisseron deux types d’interactions dans les jeux vidéo. La première est émotionnelle et narrative. Ce sont les interactions dans lesquelles se partagent les émotions et les récits. La seconde est sensorielle et motrice. Ce sont les interactions dans lesquelles la motricité et les sensations sont privilégiées

Pour Frédéric Tordo, le lien entre le joueur et son avatar se crée dans les interactions narratives. La narration soude les différents aspects de l’avatar en un objet total. Au fil des récits, des caractéristiques éparses  caractéristiques éparses (sexe, race, classe etc.) se transforment en un personnage avec une histoire de jeu. Le personnage devient le véhicule des émotions et de la subjectivité du joueur dans un “mouvement auto-empathique”. L’avatar devient  “prolongement de soi à tel point que le joueur est désormais, dans l’espace du jeu, un personnage-joueur”. Le mécanisme sous-jacent est appelé “identification dans l’objet avatar” sur le modèle de l’identification primaire du bébé à la mère. Dans ce moment, la distinction entre l’avatar et le joueur est supprimée.

L’auto-empathie est le fait de percevoir ses propres émotions au travers d’un avatar((Sur Facebook, Frédéric Tordo donne une définition bien plus précise de ce qu’il appelle “auto-empathie” : “L’auto-empathie, c’est pouvoir se penser comme vu par autrui”)) . Celui-ci n’est ni un autre être vivant (il ne s’agit donc pas d’une empathie), mais un objet particulier “parce qu’il vient incessamment représenter les propres actions et pensées du joueur, parce que ce dernier s’efface et parle de son avatar à la première personne, l’avatar n’est plus tout à fait un objet extérieur pour lui mais vient participer de sa réalité psychique interne” C’est pour rendre compte de cette situation que Frédéric Tordo parle d’ “auto-empathie virtuelle”. Avec l’avatar, le joueur serait exposé à sa propre corporéité puisque celui-ci exécute les mouvements qu’il souhaite exécuter. Les émotions du joueur sont alors celles de l’avatar

Les autres personnages crées par le joueur seraient des extensions du personnage principal  (“main"). Les avatars secondaires peuvent être investis comme des “avatars-sacs”. la relation qui lie le joueur à ses avatars secondaire relèverait alors de l’identification projective “les parties clivées du Soi, qui ne peuvent être contenues par l’avatar primaire auquel le joueur s’identifie, le sont par cet avatar sac”

Plusieurs étapes : auto-empathie, identification dans l’objet-avatar, émergence des avatars secondaires et identification à l’avatar seraient traversées par le joueur . Le processus s’achèverait pleinement grave aux interactions avec les autres joueurs qui valident en quelque sorte qu’il est bien le personnage qu’il prétend être.  Frédéric Tordo donne ici une dimension génétique, évolutive, des différents étapes du lien du joueur à son avatar. Dans cette conception, le lien s’enrichit de plus en plus des apports de l’environnement et intègre peu à peu la dimension de l’altérité.

Cette intégration est discutée dans une seconde partie. Elle serait le fruit des interactions avec les autres joueurs. Ces interactions seraient une caractéristique spécifique des MMO qui seraient les seuls jeux vidéo capable de satisfaire le désir d’intersubjectivité.

 

Discussion

Je partage avec le texte de Frédéric Tordo l’essentiel : la multiplication des identités en ligne ne provoque pas de dissociation et chaque joueur opère un travail de subjectivation des objets en ligne et d’intersubsjectivation des expériences qu’il a avec d’autres joueurs. 

Je suis d’accord avec la thèse principale : il y a dans les MMO un mouvement entre l’auto-empathie avec le personnage virtuel et les interactions réelles avec les autres joueurs. Ce mouvement reprendrait le travail d’intersubjectivité décrit par Daniel Stern (2005) dans lequel le nourrisson découvre sa mère puis son père. Le virtuel serait alors la matrice dans laquelle les expériences primitives seraient réactivées tandis que les autres joueurs représenteraient des positions plus paternelles en ouvrant la relation un à un du joueur avec son personnage à l’altérité.

Je lui trouve qu’un seul défaut : elle est trop belle pour être honnête. Je veux dire par là qu’elle cadre trop parfaitement avec l’orthodoxie psychanalytique mais c’est aussi le cas de tous les texte pionniers : on retrouve des figures connues, et à partir de là on explore de nouvelles questions.

Venons en aux points de désaccord ou plus exactement aux réserves et réflexions que le texte m’inspire.

Peut-être Frédéric Tordo fait-il preuve de trop d’empathie avec les MMO ? il me semble qu’il affirme un peu rapidement que seuls les MMO mélangent les deux types d’interaction. Je ne le pense pas. Même un jeu aussi sensoriel et moteur que Danse Danse Revolution fait toujours l’objet d’une reprise après coup dans la narration. Par exemple, les vidéos sont postées sur les forums des joueurs et abondement commentées ou plus banalement les joueurs parlent entre eux de leurs parties. Lorsque ce n’est pas le cas, ce n’est pas le jeu vidéo qui est en cause, mais la relation que le joueur a lié avec le jeu ou encore des caractéristiques psychologiques du joueur.

Il me semble également que l’intersubjectivité n’est pas à réserver aux MMO. Qui n’a pas senti la résistance d’un adversaire se briser lors d’un rush zerg ? Qui n’a pas senti l’enthousiasme de son équipe alors que le drapeau adverse est campé ?

Le texte laisse à penser que certaines interactions seraient préférables à d’autres. Les interactions narratives seraient ainsi préférables aux interactions sensoro-motrice. Parler serait porteur de plus d’occasions de subjectivation ou de symbolisation qu’appuyer répétitivement sur un bouton. Jouer longtemps avec un personnage serait préférable que de jouer quelques instants avec une dizaine de personnages.

Il n’en est rien. Nous avons tendance à privilégier en psychanalyse la parole parce que la parole est inscrite dans le cadre psychanalytique comme condition de travail. Mais les psychanalyses d’enfant nous ont appris que faire est en soi une symbolisation. Eprouver en est une autre. De la même manière qu’un enfant qui utilise tous les personnages de jeu dans le cabinet du psychanalyste dit quelque chose en actions, investir une multitude de personnages dans un MMO dit aussi quelque chose de la position subjective du joueur. Cela peut être être vis à vis des personnages comme un parent devant tous ses enfants : le joueur donne du temps de jeu aux personnages comme le parent donne équitablement de la nourriture à ses enfants. Cela peut aussi être l’occasion de percevoir dans la sécurité de l’espace du jeu  l’éclatement de son Self et d’y remédier petit à petit. A l’opposé, jouer un seul personnage peut signifier le cramponnement à une position et l’impossibilité d’explorer d’autres aspects de soi ou du jeu. Cela peut être sous tendu par un interdit de voir ou de savoir, ou des identifications pathologiquement fixées.

L’identification de la mule comme “avatar-poubelle” me semble un peu rapide. Frédéric Tordo donne d’ailleurs au moins deux fonctions à la mule. Elle conserve ou débarrasse les objets dont le main n’a pas une utilité immédiate. Lorsqu’elle les conserve, c’est souvent dans des buts de transformation : les objets sont déposés et vendus à l’Hôtel des Ventes, et les bénéfices sont reversés au main. On a là deux mises à l’écart – conserver pour vendre et conserver pour détruire – sont très différentes puisque l’une des dynamique et transformatrice tandis que l’autre est destructrice.

En associant l’identification projective à la mule,  Frédéric Tordo fait une confusion entre ce qui se passe dans le jeu – donner à vendre, donner à détruire – et ce qui se passe dans l’espace psychique du joueur. Ce qui se passe dans le jeu peut-être pour un joueur l’occasion de se représenter ce qui se passe dans son psychisme. Un joueur peut se dire après-coup et après avoir répété un nombre important de séquences entre son “main” et sa mule : “cela se passe aussi comme cela pour moi. Il y a des choses que je délègue systématiquement à d’autre”. Ou encore “je suis avec ma mule comme mon père était avec ma mère”. Il y a d’abord une opération psychique chez le joueur (clivage, refoulement conservateur, identification) et ensuite cette opération est retrouvée dans l’espace du jeu. Le joueur reconnait en lui ce qu’il agit à l’extérieur.

 

Il y a  dans le texte de Frédéric  beaucoup de promesses de travail à venir dans les articulations qui sont posées et que l’on aimerait voir prolongées : objets virtuel vs sujets virtuels, utilité du main vs multiplicité des rerolls . Il y aussi des expressions qui sont aussi des occasions de travail : le monde persistant comme ce qui persiste en l’absence du joueur. C’est l’écho de cette persistance dans le psychisme du joueur qui explique les temps de jeu prolongés : réactivation des angoisses de séparation, angoisses paranoïdes, curiosité sexuelle infantile etc.

 

pdf-file-logo-icon (1)Tordo, F. (2010). Désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo : entre auto-empathie virtuelle et relations interpersonnelles réelles. Psychotropes, 16(3-4), 179-191.