J’ai reçu via Benjamin Rossoor qui dirige l’agence WebReport le second chapitre du prochain livre de Benoît Sillard, Maitres ou esclaves du numérique.

“Créés dans les années 1960, popularisés dans les années 1970, les jeux électroniques sont devenus un véritable phénomène de société. On estime que 80 % à 95 % des enfants et adolescents les pratiquent dans les sociétés industrialisées. Mais la moyenne d’âge des joueurs se situe aujourd’hui autour de 35 ans, et elle ne cesse d’augmenter à mesure que vieillit la première génération de joueurs, ayant conservé ses habitudes ludiques à l’âge adulte. Contrairement aux idées reçues, les jeux les plus populaires ne sont nullement les plus violents : les jeux sociaux, familiaux ou de simple détente représentent un marché bien plus important. De même, 40 % des joueurs sont des femmes.” Benoit Sillard

Très bien documenté, le chapitre sur le jeu vidéo permet de remettre quelques idées d’aplomb. Il rassemble une série de faits et l’accumulation permet de prendre pleinement conscience de l’ostracisassion dont le jeu vidéo – et donc les joueurs – est la victime. Le paragraphe d’introduction du chapitre connait plus de chose que n’en connaissent bien des psychologues sur les jeux vidéo.

Benoît Sillard reprend des sillons classiques : nous sommes des homo ludens (Huizinga,J.). Nous créons des règles pour le simple plaisir et nous avons joué avec toutes les matières : le cuir, la pierre, les déjections animales, le bois, etc… Il était fatal que nous arrivions à jouer avec les matières numériques.

On trouve quelques imprécisions : le premier monde virtuel et multijoueur n’est pas le MUD de Roy Trubshaw et Richard Bartle. Maze Wars, généralement considéré comme l’ancêtre de tous les FPS était jouable sur PLATO dès 1975 et il fallu attendre 1978 pour jouer à MUD1. Par ailleurs, Maze Wars se jouait dans un environnement 3D alors que MUD1 et les MUDs qui vont suivre seront caractérisés par des interfaces textuelles. Il faudra encore attendre Habitat (Quantum link, 1986) pour avoir une interface 3D

Seconde imprécision : l’immersion est un élément important du jeu vidéo, elle ne lui est nullement spécifique. On peut être immergé dans un livre ou dans une série télévisée. Par ailleurs, les millions de compagnons de jeu que nous promet l’Internet sont virtuels : jouer a 40 est déjà une gageure, et généralement, peu ont une vision générale de ce qui se passe. Les joueurs opèrent au niveau tactique.

On pourra trouver que Benoit Sillard va un peu vite. Sans doute la place lui a-t-elle manqué pour développer ses idées. Mais les éléments clés de la réflexion sont là et ils sont adossés à des faits solidement documentés : le jeu vidéo est au cœur de la culture; l’image de l’adolescent isolé dans un monde étrange est un mythe.

Benoit Sillard fait une large place aux  MMORPG qui ont réussi à retenir l’attention des médias, des chercheurs et du milieu des affaires. Les média leur ont reproché, en appuis avec quelques psychologues et psychiatres, leur coté “addictif”. Les données rappelées par xxx permettent de déconstruire à nouveau ce mythe de l’adolescent pris dans le virtuel

Les chercheurs s’y intéressent car les MMORPG permettent de comprendre comment s’établissent et se développent des sociétés. Ils permettent également de travailler sur l’identité (en ligne/hors ligne) et les conduites des individus.

Le milieu des affaires s’y intéressent également du fait de l’aspect social de ces jeux. Jouer à un MMORPG c’est connaitre ce que les autres attendent de vous et prendre en compte le comportement et les capacités des autres. Un bon Maitre de Guilde doit gérer des agendas, les demandes des uns et des autres, savoir encourager chacun et tous etc. Toutes ces qualités sont bien évidement importantes en entreprise.

Chercheurs et entrepreneurs s’intéressent également à ce qui devient le Graal des mondes en ligne : les données. Chaque geste, chaque /hug, chaque attaque, chaque connexion, chaque discussion laisse une trace en ligne. Pour les chercheurs, c’est l’occasion de produire des nouvelles connaissances à partir de ces données. Pour les entrepreneurs, c’est l’occasion de faire de l’argent.

Il y a sans aucun doute quelques désillusions qui attentent les uns et les autres. La Vérité des conduites des groupes et des individus n’est pas toute entière cachée dans les données tout simplement parce que le monde n’est pas un rêve pythagorien. Et un bon Maitre de Guilde ne sera pas nécessairement un bon cadre, tout simplement parce qu’il n’est peut être performant que parce qu’il est dans le cyberespace.

Second Life (Linden Labs, 2003) a été un monde la nouvelle Rome vers laquelle les regards des médias et des affaires ont convergé.  Le mouvement semble s’essouffler ce qui permet de mieux voir les passionnés qui, comme à La Bibliothèque Francophone, retournent régulièrement les terres numériques et les rendent fertiles

Sillard Il note un mouvement de concentration : les consoles, les téléphones, les PC… tous les jeux convergent et ensemencent d’autres média comme le cinéma [Des pixels à Hollywood, Blanchet A. 2010] ou la télévision. Ce mouvement de concentration est en fait au cœur du numérique.  Le monde numérique a tendance a s’effondrer sur lui même et à former des ensemble toujours plus denses. Le mécanisme de ce mouvement est l’intertextualité (Peyron, D.) Il contribue a remettre au centre ce qui était à la périphérie et jouer des tropes du langages : il dit autre chose avec la même chose et la même chose avec autre chose.

Les jeux vidéo deviendront-ils notre premier média ? La réponse de Sillard est assez enthousiaste. Il attend des jeux vidéo quelques avancées rapides en psychologie et en science cognitives “grâce à l’observation en temps réel des comportement individuels et collectifs des joueurs” Et il poursuit “Au cours des prochaines décennies, l’école, l’université, l’entreprise, l’hôpital, le laboratoire vont être le lieu d’expérimentations ludiques visant à optimiser les apprentissages et stimuler les nouvelles formes de créativité communautaires”. Bref, les jeux vidéo sont porteurs d’une révolution qui va transformer de fond en comble la société.

Les jeux vidéo deviendront-ils notre premier média ? La mienne est assez différente. D’abord, le jeu ne s’apprivoise pas. Il échappe. Il ne sert à rien sinon à joueur. Il ne peut pas être mis au service d’autre chose, même s’il a des fonctions importantes pour les individus et les sociétés.

Les jeux  vidéo ne tiendront pas dans le corset étroit du serious game. Je ne dis pas que le jeu sérieux n’a pas sa place. Il peut y avoir des applications tout à fait intéressantes. Mais on ne peut pas transformer toute la vie en un jeu vidéo – non, WoW ne sauvera pas le monde contrairement à ce que disait l’enthousiaste Jane Mc Gonigal !

Quelles sont ces créativités communautaires qui se créent en ligne ? Elles sont pauvres. Elles sont construites de la même manière que sont construites les pistes de chasse des fourmis : par renforcement positif. On fait ce que l’on a vu faire, on le répète un grand nombre de fois, et parfois on comprend ce que l’on fait. Et surtout, elles sont basées sur des liens faibles qui n’existent qu’en ligne. Je serais assez terrifié de les voir fonctionner ailleurs que dans le cercle magique du jeu. Dans un groupe d’instance, il est possible d’exclure un joueur par une simple commande (/kick). Je comprends que pour un chef d’entreprise, cela puisse faire un peu rêver : kicker un ouvrier ou un cadre, et attendre qu’il soit remplacé par un autre qui fera le travail sans poser de questions. Mais notre monde ne fonctionne pas ainsi. Le cercle magique s’arrête aux portes de l’entreprise. il disparait dès lors qu’il ne s’agit plus de jouer.

Enfin, Il y a une certaine confusion qui tient à deux choses. La première est un processus de légimitation des jeux vidéo qui les fait sortir du ghetto de contre-culture dans lequel ils sont nés. Les adaptations cinéma, le e-sport, et le serious game participent de cette légitimisation. La seconde source de confusion tient au  fait que les digiborigènes ont du pendant longtemps construire seuls un savoir sur leurs pratiques en ligne. Les game designers ont donc fait de la sociologie et de la psychologie en amateur, mais ils n’ont pas pour la plupart construit un savoir sur leur savoir comme le font les sociologues et les psychologues. Ils ont une psychologie basée sur une accumulation de pratiques, mais ils n’ont pas de théorie psychologique. Concernant les serious games, cela est flagrant : beaucoup font l’économie d’un siècle de théories psychologiques sur l’apprentissage et de pédagogie.